Stella Polaris, mosaïque, par Anne Bedel (http://www.admiroutes.asso.fr/art/bedel/index.htm)

Sommaire
Avant propos et Introduction
Section 1. Généralités sur la conscience humaine
Section 2. La conscience est un produit du cerveau
Section 3. Propriétés et limites de la conscience supérieure
Section 4. Le cerveau des émotions
Section 5. L’inconscient et le conscient
Section 6. Le cerveau bayésien
Bibliographie complémentaire

Avant-propos

Depuis la création de cette revue, en 2000, nous avons présenté et largement commenté certains ouvrages scientifiques consacrés au fonctionnement du cerveau et aux fonctions dites cognitives [on trouvera en annexe de ce dossier la liste des articles correspondants].
Parmi les fonctions cognitives se trouve la conscience. Bien que beaucoup de scientifiques refusent de traiter ce thème, parce que trop imprécis et encombré d’interprétations métaphysiques, certains de nos lecteurs nous demandent régulièrement un rappel des hypothèses faites à ce sujet. Beaucoup se placent dans la perspective de la future conscience artificielle et veulent comparer ses futures performances avec celles de la conscience humaine. Nous avons pensé qu’il n’était pas inutile, pour éclairer ce thème difficile, de faire une rapide synthèse de ce que nous avons cru pouvoir retenir des travaux d’un certain nombre des neuroscientifiques dont nous avons analysé les ouvrages. Que ceux qui ne sont pas cités dans ce dossier ne s’en formalisent pas. Si nous avions voulu traiter convenablement l’ensemble des contributions, il aurait fallu y consacrer plusieurs volumes.

Introduction

Même si le sujet de la conscience est comme rappelé ci-dessus obscurci d’ambiguïtés philosophiques et religieuses, nous n’allons pas ici affirmer d’emblée que la conscience n’existe pas, ou bien qu’elle peut être réduite à des mécanismes neurologiques simples. Personne ne pourrait prendre une telle affirmation au sérieux. Il est évident que si l’on proposait au plus sceptique des neurologues de l’amputer de l’aptitude à se percevoir lui-même en tant que personne consciente, par un coup sur la tête ou par l’administration d’un fort neuroleptique, tout en lui expliquant qu’il pourrait très bien conserver toutes ses facultés en poursuivant sa vie sur le mode inconscient, il refuserait de tenter l’expérience.

La même observation peut-être faite à propos du libre-arbitre, autrement dit de l’impression que nous jouissons tous, à tout moment, de la capacité de prendre telle ou telle décision, petite ou importante, en toute liberté – c’est-à-dire sans obéir à des contraintes extérieures à nous que nous n’assumerions pas. Si nous nous levons le matin, bien que notre corps préférerait se reposer au lit quelques instants de plus, nous avons l’impression de le faire librement, au regard de finalités librement choisies, et non contraints par des déterminismes extérieurs que nous ne pourrions pas refuser. Affirmer à quelqu’un qu’il n’est pas libre – à supposer qu’il accepte de le croire, ce qui est douteux – ne le pousserait-il pas à s’abandonner sans réagir à toutes les facilités contre lesquelles il passe son temps à lutter : paresser au lit, agresser ses proches, noyer ses angoisses dans l’alcool, etc.

Pour les scientifiques évolutionnaires, les propriétés psychologiques ou comportementales dont on constate le fort enracinement dans les sociétés d’aujourd’hui ont été acquises et conservées par l’évolution parce qu’elles jouent un rôle plus ou moins important pour la survie de ces sociétés. Nous avons tout lieu de penser qu’il en est ainsi de cette propriété universellement reconnue dans les sociétés occidentales modernes, propriété que l’on désigne du terme synthétique de conscience volontaire individuelle. Observons cependant qu’il existe aujourd’hui et qu’il a existé dans le passé de nombreuses autres formes d’organisation sociale parfaitement viables qui n’incitent pas les individus à revendiquer d’autonomie et de liberté. Elles tentent au contraire de persuader les individus qu’ils ne s’accompliront qu’en se soumettant à des règles extérieures à respecter strictement. En pratique, l’observation montre que toutes les sociétés biologiques (même chez les végétaux) reposent sur la formulation de contraintes globales, gardiennes de la conformité, selon le terme de Howard Bloom, et d’initiatives locales, génératrices de diversité, selon le terme du même auteur.

Le rôle éminent reconnu dans nos sociétés à la conscience volontaire ne doit pas cependant empêcher les scientifiques et les philosophes de s’interroger sur ce qui correspond à ce concept global au niveau de l’anatomie et de la physiologie des individus humains, comme au niveau des comportements sociaux faisant appel à la conscience. Faisons une comparaison. Nous sommes persuadés que le monde tel que nous le percevons par l’intermédiaire de nos yeux est constitué d’objets et de cadres en trois dimensions et en couleurs. Les neurologues étudiant le traitement des informations visuelles par le cerveau montrent que ces propriétés que nous attribuons au monde, relief et couleur, sont en fait des qualités dites émergentes construites par notre cerveau à la suite de millions d’années d’évolution. Elles correspondent à des caractéristiques physiques du monde extérieur qui, dans d’autres systèmes de perception et de traitement des données, pourraient donner lieu à des résultats très différents. Si les espèces animales dont nous sommes issues ont retenu ces solutions particulières par lesquelles nous percevons le monde, et non d’autres qui auraient été également possibles, c’est parce que ces solutions ont représenté un optimum dans la coévolution génétique et culturelle de ces espèces, face aux contraintes de survie. Les primates dont nous descendons avaient tout intérêt à bien identifier les reliefs et pouvoir reconnaître à distance les prédateurs et les aliments grâce à leurs colorations.

Ceci admis, il serait tout aussi aberrant d’affirmer que le relief et les couleurs n’existent pas vraiment dans le monde extérieur qu’affirmer à l’inverse que les reliefs et les couleurs sont des propriétés ontologiques de ce monde, qu’il ne convient pas d’analyser. Il en est de même de la conscience.

Section 1. Généralités sur la conscience humaine

Définir de façon aussi précise que possible la conscience humaine, notamment sous sa forme évoluée que l’on nomme conscience volontaire, présente un intérêt en soi que nul ne discutera, au vu des études et publications de plus en plus nombreuses consacrées à ces sujets dans la science et la littérature contemporaine. Mais l’intérêt est encore plus grand au regard des perspectives de la conscience artificielle, dite aussi avec moins d’ambition la cognition artificielle. Nous savons que l’intelligence artificielle (IA) sous ses formes les plus récentes, envisage sérieusement de construire, sur divers supports informatiques et technologiques, différentes sortes de systèmes capables de se représenter eux-mêmes dans leur environnement. Il sera difficile à terme de distinguer leurs comportements de ceux des humains agissant de façon consciente. On sera tenté d’attribuer une conscience à ces « artefacts ». On parlera donc à leur sujet de conscience artificielle. Mais qui permettra d’assurer qu’il s’agira bien de conscience. En quoi celle-ci sera-t-elle comparable à la conscience humaine ?

Il est évident qu’il n’est pas possible de réfléchir à la conscience artificielle sans évoquer, ne fut-ce que sommairement, la façon dont les sciences occidentales se représentent la conscience humaine. Le point qui soulève le plus de discussions concerne la conscience de soi (consciousness en anglais). Celle-ci nous permet non seulement de nous représenter le monde, mais de nous représenter nous-mêmes comme agissant dans le monde. Le symbole emblématique de la conscience de soi est le Moi, figure que construit progressivement chaque cerveau individuel et autour duquel il rassemble un grand nombre de souvenirs associés au passé de la personne.

Chez l’homme, la conscience de soi est très généralement implicite. On la vit sans se l’expliquer et souvent sans l’exprimer par le langage. Mais les langages symboliques lui sont nécessaires pour se construire véritablement et communiquer ses contenus aux autres. La plupart des animaux dont les langages symboliques sont limités aux échanges vitaux pour la survie, ont très vraisemblablemenPhoto : D.R.t une conscience du monde et d’eux-mêmes non nulle mais restreinte au temps présent et à leur environnement immédiat. Seuls les humains et sans doute certains grands singes ou cétacés sont capables d’avoir une représentation de leur propre existence située dans un espace et un temps construit par leur cerveau et susceptible de s’exprimer par des langages structurés.

Souvent, nous l’avons dit, la conscience de soi s’accompagne de la conscience d’être capable de prendre des décisions volontaires, sous la seule responsabilité de la personne, le Moi, qui décide. Il s’agit de ce que l’on appelle le libre-arbitre ou conscience volontaire. Le concept de libre-arbitre, qui n’existe pas dans certaines civilisations, est apparu récemment, à la suite des religions et des philosophies pour qui l’individu doit prendre de l’autonomie par rapport aux déterminismes naturels, afin de choisir entre ce qu’elles définissent comme le bien et le mal. Le libre-arbitre est donc très lié à la conscience morale ou représentation de devoirs et de droits à l’égard des autres et de soi-même. Il ne faut pas confondre la conscience de soi avec la conscience morale. Cette dernière semble antérieure à la conscience de soi. Elle s’exprime par des interdits ou des » incitations à faire » qui sont souvent implicites, sinon génétiquement programmés. Les psychologues évolutionnaires la relient aux comportements altruistes et coopératifs (symbiotiques) qui sont omniprésents dans pratiquement toutes les espèces vivantes, en antagonisme avec les comportements d’agression.

Certains scientifiques pensent que la conscience de soi, s’exprimant par le Moi, est une illusion, une sorte d’image virtuelle qui ne joue aucun rôle dans les décisions que prend à tous moments l’organisme. La plupart d’entre eux cependant, parmi lesquels nous nous rangeons, considèrent que la conscience de soi, la forme la plus élaborée de la conscience, joue un rôle au service de la survie des individus et des sociétés. Une fonction de cette importance, qui mobilise en permanence les réseaux nobles du cortex associatif, ne se serait pas développée dans le cours de l’évolution si elle n’avait aucun rôle dans la lutte pour la survie. Mais ce rôle est sans doute différent de ce que l’opinion courante croit y voir.

On ajoutera que pour les spiritualistes, la conscience de soi n’est pas très différente de ce que beaucoup de religions appellent l’âme, substance immatérielle momentanément liée au corps pendant la vie de celui-ci, et capable de lui survivre. Nous n’aborderons pas ici cette façon de séparer l’esprit du corps, qui ne relève pas de la démarche scientifique mais de celle de la foi. Il n’est pas exclu par contre de chercher à préciser les qualités que les religions prêtent à l’âme pour rechercher en quoi elles pourraient être comparées à celles de la conscience de soi telle qu’étudiée par la science

Concernant le concept de libre arbitre, la plupart des scientifiques pensent qu’il s’agit d’une illusion radicale. On ne peut pas concevoir qu’un système, fut-il complexe, puisse prendre des décisions sans que ces décisions soient déterminées par des séries de causes antérieures. Même si ces causes ne sont pas discernables par le sujet lui-même, même si des observateurs extérieurs ne les discernent pas, elles n’en existent pas moins.

Pour reprendre une formule devenue courante, on peut dire que le libre-arbitre est une émergence, dont les causes sous-jacentes sont cachées. Plus exactement, la décision ressentie comme libre est une émergence. Le sujet la constate, de même que les tiers, elle s’impose à eux en toute clarté, mais ses prémisses sont généralement ignorées ou autres que celles qui lui sont attribuées.

Mais dire que la décision ressentie comme libre par le sujet qui la prend est une émergence ne signifie pas qu’elle soit déterminée par des séries causales linéaires qu’il serait facile d’identifier. En évolution, on désigne souvent par le terme d’émergence la création de complexité à partir d’éléments simples. La vie, qui résulte de l’interaction de molécules chimiques relativement simples, est dite propriété émergente par rapport à ces molécules. Dans l’état actuel de la science, il n’est pas possible de comprendre comment ces interactions produisent des phénomènes vitaux, tels que l’aptitude à s’individualiser et se reproduire. Mais cela n’autorise pas à dire que la vie résulte d’une création ex nihilo ou, qu’à l’opposé, il s’agisse d’un phénomène imaginaire. Il en est de même des processus qui, dans le cerveau ou dans le corps tout entier, aboutissent à ce que l’on désigne par une libre décision. Ce n’est pas parce que les processus neurologiques supposés plus simples aboutissant à cette décision ne sont pas généralement identifiables qu’il faille, soit dire que la décision est prise ex nihilo, soit qu’à l’opposé, l’impression de liberté ressentie à son sujet soit totalement imaginaire.

Sur le libre-arbitre, nous pouvons remarquer que le sujet qui se réfère au libre arbitre concernant les décisions qu’il prend lui-même pourrait facilement se convaincre que les décisions des autres sont strictement déterminées. « Il fait ceci parce que, en réalité, il est obligé à le faire par telle ou telle cause qu’il ne s’avoue pas (influence d’un parent ou d’un chef, par exemple) ». En appeler à la liberté d’un tiers pour qu’il change d’avis consiste en fait à le contraindre plus ou moins fortement à modifier sa décision première.

Concernant la conscience humaine et le rôle du cerveau dans la prise de décision, nous commencerons notre réflexion par un rappel de la façon dont les sciences modernes, sciences cognitives et neurosciences, étudient l’organisation et le fonctionnement du cerveau lorsqu’il se livre à des activités faisant appel à la conscience du sujet. Comme indiqué en introduction, nous nous appuierons sur certains travaux récents publiés par des neuroscientifiques dont la compétence est internationalement reconnue. Leurs conclusions seront certainement modifiées, comme toute œuvre scientifique, à la suite de nouveaux travaux dans les mois ou années à venir. Mais nous prétendons qu’il s’agit pour l’heure d’un état de l’art indiscutable. Nous aurions pu citer une dizaine d’autres auteurs contemporains dont les conclusions sont les mêmes, dont nous avons rendu compte dans d’autres documents.

Historiquement, nous l’avons rappelé, ce fut l’observation clinique de patients dont le cerveau était endommagé qui a fait progresser la compréhension du rôle de cet organe dans l’élaboration de la conscience de soi et la construction de la personnalité. L’importance de l’observation clinique demeure malheureusement grande, car les attaques cérébrales, les accidents et les maladies dégénératives dont le nombre ne diminue pas obligent les thérapeutes à intervenir de plus en plus profondément dans le tissu cérébral.

Imagerie cérébraleMais depuis quelques années, la technique dite de l’exploration fonctionnelle par imagerie cérébrale a permis d’observer le fonctionnement du cerveau sain, lorsque le sujet se livre à des activités de la vie courante. On voit avec une précision de plus en plus grande comment s’activent les neurones pour créer des états mentaux. On peut également capter les ondes cérébrales, de l’extérieur, c’est-à-dire en général sans implanter d’électrodes, et les utiliser pour commander certains mouvements à des automates. Ces expériences ont d’abord été faites sur l’animal. Mais elles sont progressivement étendues à des humains volontaires. Initialement réservées à l’observation de fonctions relativement simples, telles que le traitement d’un message reçu des sens, elles permettent aujourd’hui d’aborder l’étude de fonctions de plus en plus abstraites : la lecture, la langage, l’apprentissage et la prise de décision.

La science de la conscience est donc devenue, malgré les difficultés que nous évoquerons, une discipline à part entière. Il faut préciser que si c’est le cas, c’est parce que les recherches à ce sujet présentent un intérêt qui n’est pas seulement celui de la connaissance désintéressée. Les gouvernements se préoccupent des applications militaires pouvant leur être données, ainsi que de la façon dont ils pourraient éventuellement, grâce aux résultats obtenus, orienter les esprits et les comportements des individus afin d’en faire le cas échéant des combattants modèles. Les entreprises commerciales ont des objectifs très voisins, visant à «discipliner» et orienter le consommateur. Mais c’est le propre de toutes les sciences. Il serait naïf de penser qu’elles sont financées dans le seul souci de la connaissance désintéressée.

Pour ceux qui connaissent mal les développements des neurosciences appliquées à la conscience, nous devons d’emblée indiquer que le domaine, même s’il est précisé tous les jours davantage, comporte encore une grande part d’ignorance ou d’incertitudes. Les spiritualistes en tirent argument pour affirmer que ces difficultés sont la preuve du caractère ineffable, divin, de la conscience. Ceci tient à ce que le concept de conscience lui-même, dont le grand public semble avoir une représentation claire, ne l’est pas du tout. Si de nombreux laboratoires annoncent qu’ils étudient le cerveau, il en est fort peu pour annoncer qu’ils étudient la conscience. Nous avons rappelé en avant-propos que beaucoup de chercheurs considèrent même que ce thème n’est pas scientifique. La conscience, avec si l’on peut dire un grand C, la Conscience, est pour eux un non-sujet. Ceci tient au fait qu’on ne peut pas identifier une faculté que l’on nommerait conscience et qui se retrouverait monolithique, semblable à elle-même, chez tous les humains et à toutes les époques. Il faut selon eux distinguer plusieurs sortes de consciences, qui jouent des rôles très différents.

Concernant les mécanismes mettant en jeu le système nerveux, y compris le cerveau, nous n’étonnerons personne en écrivant que les chercheurs les répartissent en deux grandes catégories, ceux qui sont inconscients et ceux qui sont conscients. Les mécanismes inconscients déterminent l’immense catégorie des comportements liés au fonctionnement des organes du corps et dont le cerveau associatif supérieur, présumé être le siège de la conscience, n’est pas informé ou est mal informé, sauf dans certains cas s’ils dysfonctionnent. Le cerveau associatif lui-même, comme nous allons le rappeler, fonctionne principalement sur le mode inconscient, même lorsqu’il prend des décisions vitales mettant en œuvre de véritables raisonnements logiques. C’est heureux car le fonctionnement sur le mode inconscient permet généralement de réagir vite et bien. Dans ces divers cas, on ne parlera pas d’inconscient pour l’opposer au conscient. Pas plus que pour ce qui concerne la conscience, il n’est possible d’identifier un ensemble monolithique de comportements qui répondraient à la définition d’inconscient avec un grand I, l’Inconscient.

Le mode inconscient, mode de fonctionnement par défaut du système nerveux, ne doit pas non plus être assimilé à l’inconscient freudien. Nous verrons que les neurosciences ne peuvent rien observer qui corresponde aux grandes catégories de forces que Freud croyait voir à l’oeuvre dans la vie psychique. On considère généralement que ce à quoi se réfère l’inconscient freudien, dans la mesure où ce terme est encore employé, devrait être approfondi afin de caractériser certains comportements psychologiques dont les bases biologiques demeurent encore obscures mais dont les manifestations sont évidentes. A ce titre, s’il conserve quelque pertinence dans le dialogue entre patients et analystes, il est prudent de ne s’en servir qu’en précisant la façon dont les neurosciences associées à la psychanalyse s’efforcent aujourd’hui de le définir. Citons par exemple les travaux portant sur le rôle curatif ou tout au moins adjuvant des relations de confiance s’établissant entre un médecin et son patient ou de l’effet placebo.

La conscience primaire

Au rang des mécanismes de la conscience de soi relevant de l’inconscient, les scientifiques placent ce que l’on nomme paradoxalement la conscience primaire. Paradoxalement car celle-ci fonctionne essentiellement sur un mode inconscient. Elle est présente chez la plupart des animaux. Elle permet au corps de distinguer ce qui appartient au sujet (au corps du sujet) et ce qui relève de l’extérieur. On sait que les robots modernes disposent aussi d’une représentation de l’environnement au sein de laquelle ils s’identifient en tant qu’acteurs. Ils possèdent donc une conscience primaire élémentaire.

Les mécanismes construisant la conscience primaire ont pour rôle l’identification etla protection de l’intégrité du sujet, tant au regard des agressions internes que des agressions externes. Mais ils font sans doute davantaPétrini  : le sommeil de Saint-Pierrege, méritant ainsi d’être présentés comme des précurseurs de la conscience supérieure. Il semble qu’étant extrêmement nombreux et vitaux, ils peuvent produire des messages globaux, sous forme de «conscience d’être conscient» qui entrent dans le champ de la conscience supérieure. Leur travail coopératif génère chez le sujet, même s’il n’en a pas «clairement conscience», la perception quasi physique de son unité en tant qu’individu, ceci aussi bien pendant la veille que durant le sommeil.

Il arrive également, chez l’homme et même chez certains animaux, que la conscience primaire génère des états particuliers qui soient capables de pénétrer explicitement dans le champ de la conscience supérieure. Dans le langage courant, on parle généralement en ce cas d’états préconscients, flottant momentanément entre l’inconscient et le conscient. Si dans une foule, je m’écarte instinctivement de quelqu’un qui, au regard des normes sociales en vigueur, se montre trop envahissant, je le fais parce que les mécanismes qui assurent la protection de mon espace vital ont été alertés et ont commandé une action d’évitement. Je peux me rendre compte après coup de mon geste de recul, c’est-à-dire en prendre conscience et y réagir, mais à l’origine, il a résulté d’un processus automatique de type réflexe.

Les manifestations, chez l’homme, de ce que l’on nomme l’intuition, peuvent aussi être rattachées au fonctionnement de la conscience primaire. Différents processus dont le sujet n’a pas conscience lui permettent de se représenter le monde extérieur et les tiers. Il s’agit soit de perceptions sensorielles ou de perceptions affectives, soit des calculs logiques pré-rationnels, faisant appel aux hémisphères cérébraux ou aux zones cérébrales spécialisés. Les résultats globaux des opérations de détail concernées peuvent rester totalement inconscients et dicter des comportements dont le sujet ne s’expliquera pas la cause. Ils peuvent au contraire donner lieu à des perceptions conscientes. Mais celles-ci resteront confuses, même si elles s‘imposent avec force. On parlera alors d’intuition. Ainsi l’intuition d’un danger me conduira à refuser telle situation, même si ma conscience explicite n’a pas perçu les raisons pour lesquelles j’ai jugé la situation dangereuse.

L’étude de la conscience primaire ne présente pas beaucoup de difficultés méthodologiques. Elle relève le plus souvent d’observations relativement faciles à conduire sur le sujet vivant. Ces observations et leurs résultats peuvent être présentés de façon objective, c’est-à-dire sans impliquer d’options philosophiques. Ce n’est pas le cas de l’étude de la conscience de soi et moins encore de la conscience dite volontaire, par laquelle le sujet disposerait d’un libre arbitre. La raison de cette difficulté n’apparaît pas toujours, y compris aux chercheurs eux-mêmes.

La conscience supérieure ou se regarder par la fenêtre passer dans la rue

A quoi faisons-nous allusion ? La science progresse généralement en construisant des hypothèses théoriques qu’elle soumet ensuite à l’expérience. On dit que ces hypothèses sont des modèles de l’objet à étudier. Ainsi, même dans des domaines particulièrement abstraits, tels que la cosmologie, le scientifique n’hésite pas à supposer l’existence d’objets dont il donne, sous forme d’un modèle généralement mathématique, une description purement théorique. Il imagine ensuite des expériences permettant de rechercher dans la nature la manifestation de telle ou telle des propriétés que devrait posséder l’objet réel s’il était conforme au modèle proposé.

De la même façon, construire à titre d’hypothèse un modèle supposé représenter la conscience devrait en principe permettre d’imaginer des expériences objectives destinées à valider ce premier modèle et poursuivre ultérieurement l’exploration. Or il apparaît que cette démarche ne peut être utilisée facilement pour étudier la conscience.

L’une des premières causes de cette difficulté, qui n’a rien de méthodologique, tient à l’emprise déjà signalée de la philosophie et des religions sur les chercheurs, même s’ils s’en défendent. On constate que chacun, pour des raisons personnelles, se donne de la conscience des définitions différentes, souvent contradictoires. De plus, ces définitions, au lieu d’être tenues pour des hypothèses, sont considérées comme décrivant un phénomène appelé conscience, existant en soi. Les expériences imaginées pour vérifier la pertinence de ces définitions sont donc difficiles et prêtant à controverses, car elles visent à démontrer des options de départ différentes.

La persistance dans l’esprit de beaucoup de chercheurs de définitions philosophiques ou spiritualistes de la conscience n’est pas seule à provoquer ces difficultés. Une raison véritablement méthodologique sinon logique les explique. Elle tient à ce que, lorsque le sujet conscient cherche à se regarder lui-même de l’extérieur, il se heurte à un obstacle relevant d’une variante d’un problème plus général dit du problème de l’incomplétude. Ceci avait été noté dès le XIXe siècle par les rationalistes. «Nul ne peut de sa fenêtre se regarder passer dans la rue». De nombreuses formulations de cette évidence ont été données depuis. Un système ne peut pas être décrit exhaustivement par un observateur qui resterait à l’intérieur de ce système. Il faut passer à un niveau de complexité supérieure. Mais cette opération n’est pas possible quand le système dans lequel on se trouve ne parait pas posséder de niveau supérieur.

Neurones (vue d'artiste)C’est le cas des descriptions relatives au fonctionnement du cerveau. Il n’existe pas de super-cerveau au niveau duquel on pourrait se placer pour décrire le cerveau. Le chercheur qui analyse le fonctionnement d’un cerveau extérieur à lui peut certes opérer sur celui-ci comme il le ferait à propos de n’importe quel autre organe du corps. Mais il ne doit pas oublier qu’il est lui-même doté d’un cerveau et que les hypothèses et observations auxquelles procède son propre cerveau n’incluent pas, en principe, d’hypothèses sur les raisons pour lesquelles ce cerveau élabore ces hypothèses, interprète les expériences faites à leur sujet et finalement s’enrichit des résultats découlant de l’ensemble du processus.

Ce qui est vrai de l’étude des fonctions supérieures du cerveau l’est encore plus quand il s’agit d’apprécier une fonction aussi évanescente que celle correspondant à ce que l’on nomme aujourd’hui la conscience. Le scientifique le plus objectif est bien obligé d’admettre que lorsqu’il aborde les manifestations les plus subtiles de la conscience, celles concernant la conscience de soi et le rôle du Moi conscient, c’est son propre Moi construit par son cerveau qui s’exprime. Mais le Moi, que nous assimilerons pour simplifier à ce que l’on pourrait appeler le cerveau conscient, n’est pas capable de se regarder de façon objective. Il est soumis à un certain nombre de processus inconscients dont malgré les incitations extérieures provenant du milieu, il demeurera prisonnier. Affirmer le contraire serait un postulat métaphysique. Le Moi choisit donc parmi l’ensemble de connaissances dont dispose le cerveau tout entier celles qui correspondent à ses déterminismes les plus profonds. La plupart de ces déterminismes lui sont et lui resteront inconscients. Lorsqu’il formule une hypothèse, le Moi ou cerveau conscient cherche souvent à démontrer ce que les jugements inconscients du cerveau global sous-jacent voudraient que soit la conscience.

Section 2. La conscience est un produit du cerveau

Making up the mindLe dernier livre du biologiste britannique Chris Frith, Making up the Mind, constitue sous une forme très accessible, une des thèses « monistes » la plus radicale à ce jour . Le professeur Frith collabore aux recherches financées par le Wellcome Trust Centre for Neuroimaging de l’University Collège de Londres. Parmi les équipes de ce centre, se trouve également celle dirigée par le professeur Friston qui développe une des hypothèses les plus avancées à ce jour permettant de comprendre le fonctionnement du cerveau, l’hypothèse du «cerveau bayésien». Nous la présenterons dans une section dédiée.

Rappelons que, par thèse moniste, on désigne une thèse qui s’oppose aux arguments spiritualistes ou dualistes selon lesquels l’esprit et la conscience sont chez l’homme d’une essence distincte de celle de la matière cérébrale. Chris Frith ne se cache pas d’être matérialiste. Mais il n’argumente pas dans ce livre en faveur du matérialisme philosophique. Il se borne à relater avec beaucoup de modestie épistémologique ce que l’expérimentation scientifique montre aux psychologues évolutionnaires tels que lui. Cette expérimentation s’appuie évidemment, non seulement sur une solide expérience hospitalière mais sur l’imagerie cérébrale qui est aujourd’hui le complément indispensable de l’observation clinique lorsque l’on veut analyser le fonctionnement du cerveau inclus (embodied) dans le corps – ceci aussi bien chez l’animal que chez l’homme.

On sait que différents ouvrages récents proposent au grand public des thèses analogues. Nous examinerons ci-après rapidement ceux de Gerald Edelman et d’Antonion Damasio. Qu’ajoute à cet égard le livre de Chris Frith ? Nous pourrions dire qu’il formule avec ce que l’on pourrait appeler une clarté particulièrement aveuglante la thèse fondamentale de la psychologie évolutionnaire, qui devrait semble-t-il s’imposer à tous ceux qui prétendent discourir scientifiquement sur le cerveau, l’esprit, la conscience et le prétendu libre-arbitre. Nous avons plusieurs fois formulé cette thèse dans des ouvrages et articles précédents (voir notamment Baquiast, Pour un Principe matérialiste fort, Edtions Jean-Paul Bayol, 2007). Comment la résumer?

L’auteur le fait dans le prologue (p. 17). Traduisons son propos : « La distinction entre le mental et le physique est fausse. Il s’agit d’une illusion créée par le cerveau. Tout ce que nous savons du monde physique, de notre propre corps et de notre monde mental, vient de notre cerveau. Mais nous n’avons pas de relations directes avec les objets ou les idées. En nous cachant le travail de (re)construction du monde auquel il procède, notre cerveau nous donne l’illusion de cette relation directe. Il nous fait croire également que notre monde mental est indépendant du monde et nous appartient en propre. A travers cette double illusion, nous nous ressentons comme des « agents » capable d’une action autonome sur le monde. Dans le même temps cependant notre expérience du monde, construite par le cerveau, a été partagée depuis des millénaires par des organismes analogues aux nôtres, d’où est née la culture humaine qui à son tour modifie le fonctionnement du cerveau sans qu’il s’en rende compte» .

Chris Frith s’est plus particulièrement centré, concernant l’élaboration de l’esprit, sur le rôle joué chez l’homme par le cerveau. Mais son analyse peut être élargie à l’histoire de l’évolution des êtres vivants. Comme il se doit de la part d’un psychologue évolutionnaire, elle trouve ses fondements dans l’histoire d’une évolution biologique s’étant poursuivie sans véritable solution de continuité pendant des centaines de millions d’années.

Que pouvons-nous en dire en ce qui nous concerne ? Les organismes vivants élémentaires se sont différenciés du monde physique en acquérant une membrane, un milieu intérieur, puis des organes sensoriels et effecteurs complétés d’un système nerveux coordonnateur et centralisateur. Chez les organismes plus évolués, le système nerveux s’est trouvé doté d’un organe, le cerveau, capable de conserver la trace neuronale des expériences vécues par l’organisme en interaction avec son milieu. Nous savons que c’est d’une façon très comparable qu’est aujourd’hui conçue l’architecture des robots évolutionnaires, ceux sur lesquels on espère voir naître des consciences rudimentaires.

Le propre de la vie est de se développer sans cesse, en fonction des sources d’énergie disponibles et des résistances du milieu. Chaque type d’organisme, que ce soit au niveau de l’espèce (génotype) ou de l’individu (phénotype), explore donc incessamment son environnement sur le mode dit des essais et erreurs. Un certain nombre de tentatives échouent et disparaissent. D’autres réussissent et sont conservées. On dit qu’elles sont sélectionnées par l’évolution. C’est l’ensemble de ces solutions réussies et conservées que mémorisent, sur le long terme, les gènes de l’espèce et sur le court terme, dans le temps de sa vie, le corps et le cerveau de chaque individu.

Sur le plan anatomique, le corps propre à telle ou telle espèce peut être considéré comme un modèle «en creux» du milieu dans lequel cette espèce se développe. Si tel animal est doté d’yeux, par exemple, on peut en conclure que le milieu où il vit comporte des sources émettant des photons, lesquelles sources signalent la présence d’aliments à exploiter ou de dangers à éviter. Les animaux dépourvus d’yeux, par contre, qui survivent en utilisant d’autres sens, tel l’odorat, nous révèlent que leur habitat est obscur : cavernes ou terriers souterrains. En examinant l’animal, nous pouvons obtenir des modèles descriptifs de l’environnement auquel il s’est progressivement adapté, sans avoir à étudier directement cet environnement.

Dans sa globalité, le milieu naturel est constitué d’un enchevêtrement de particules et de forces dont aucun organisme vivant n’est capable de modéliser les interactions de façon exhaustive. Mais chaque espèce, en interagissant avec son milieu, se construit une niche de survie ou environnement propre, dont l’organisation corporelle des individus composant cette espèce est à la fois le produit et l’agent constructeur. Cette organisation constitue donc une description pertinente de cet environnement propre, Chaque individu de l’espèce considérée la partage avec les autres. Pour l’espèce, la question de la vérité de cette description ne se pose pas. Elle est forcément vraie. Mais la portée du modèle se limite à la façon dont les organes sensoriels dont disposent les représentants de cette espèce perçoivent les relations entre particules et forces du milieu particulier dans lequel vit celle-ci. Chaque espèce ne s’intéresse, de fait qu’au modèle décrivant le milieu précis avec lequel elle interagit. La « vérité » ou pertinence du modèle peut cependant être améliorée en permanence. Du fait des mutations génétiques, l’organisme produit de nouvelles hypothèses sur son environnement, dont certaines se révèleront «vraies», en ce sens qu’elles amélioreront son adaptation, et d’autres «fausses», en ce sens qu’elles entraîneront sa mort.

La construction des représentations

Comprendre ceci est indispensable pour comprendre le rôle du cerveau en tant qu’organe améliorant l’interaction du corps avec le milieu. La relation des organismes dotés d’un cerveau avec le milieu dans lequel ils vivent n’est pas différente de celle établie par les espèces dont le système nerveux est plus simple ou qui n’ont pas de système nerveux. Cependant le cerveau apporte une dimension supplémentaire en ce sens qu’il permet de mémoriser sous forme d’associations neuronales les résultats de l’expérience acquise par l’organisme en interaction avec son milieu. Le cerveau devient donc le support d’un modèle du monde beaucoup plus complet et flexible que celui résultant de l’organisation corporelle proprement dite. Ce modèle suscite les réactions les plus appropriées à la survie. Ainsi, au lieu de réagir en direct aux informations venues du monde extérieur, comme le fait une bactérie se dirigeant vers un milieu riche en aliments dès qu’elle a perçu les signaux en provenant, l’animal disposant grâce à son cerveau d’un modèle plus complexe du monde, acquis par expérience, pourra faire appel aux stratégies de recherche de nourriture qui auront été mémorisées dans son cerveau comme s’étant révélées les plus efficaces en fonction des circonstances.

L’organisation neurologique du cerveau de chacune des espèces, comme celle de leur corps, a résulté de l’histoire évolutive de ces espèces. Ainsi les cerveaux des prédateurs sont-ils plus aptes que ceux des végétariens à identifier le mouvement, puisque, au fil des temps, la réception d’images mobiles a été associée pour les premiers à la présence de proies éventuelles. Encore faut-il que les capacités cérébrales acquises par l’évolution et transmises génétiquement soient mises en œuvre au cours d’un apprentissage individuel. Elles ne s’expriment que rarement à la naissance. C’est au cours d’une éducation personnelle, toujours sur le mode essais et erreurs, notamment à l’occasion des jeux si fréquents dans beaucoup d’espèces animales, que le cerveau du jeune individu apprendra à construire le modèle du monde le plus apte à garantir la survie de celui-ci. L’apprentissage se poursuit d’ailleurs tout au long de la vie. Le rôle des parents, notamment de la mère, est essentiel pour que le jeune apprenne à distinguer, au sein de milliers d’expériences différentes, où se situent respectivement l’erreur à évier et l’essai à poursuivre – ceci afin de survivre. La neurogenèse de détail, c’est-à-dire la façon dont s’établissent les connexions neuronales à la suite de ces expériences, se construit à cette occasion.

Dans cette optique, la question de la «vérité» ou pertinence du modèle du monde conservé par le cerveau individuel ne se pose pas davantage que celle du modèle du monde correspondant à l’organisation corporelle acquise lors de l’évolution et transmise par le génome. Le cerveau fait en permanence des prédictions sur le monde, que l’organisme met à l’épreuve. Les prédictions améliorant l’adaptation de l’organisme sont conservées et sont donc vraies» pour lui. Les autres disparaissent. Nous verrons ci-dessous que, si l’on transpose la question de la vérité au niveau des connaissances collectives détenues par l’espèce, la même problématique se retrouve. Le modèle collectif du monde ne renvoie pas à des vérités absolues, mais à des connaissances permettant à l’espèce de s’adapter au mieux ici et maintenant. Ce sont les seules vérités ayant un sens pour l’espèce. Les autres disparaissent plus ou moins rapidement.

Le cerveau des espèces supérieures, celui de l’homme en particulier, est donc devenu avec le temps le support de modèles du monde décrivant le milieu dans lequel chacune de ces espèces se trouve plongée. Ce mécanisme ne fonctionne pas toujours parfaitement. Un cerveau, qu’il soit sain ou, à plus forte raison, endommagé, peut créer des représentations qui ne correspondent pas aux signaux que reçoivent les organes sensoriels. A l’inverse, il peut recevoir de bonnes informations mais ne pas les intégrer au modèle global du monde qu’il fournit à l’individu.

De plus, même lorsqu’il fonctionne normalement, le cerveau ne décrit jamais le monde tel qu’il serait aux yeux d’un observateur extérieur omniscient. Il produit, toujours par essais et erreurs, une vision «hallucinée» du monde (Christopher Frith parle de «fantasy» ou «fantasme») qui détermine les décisions que prend l’organisme tout entier pour optimiser son adaptation au monde. Il s’agit par ailleurs d’un processus de regroupement statistique des informations pertinentes, par lequel le cerveau échappe à l’envahissement des détails perçus en permanence par les organes sensoriels.

Si l’hallucination se révèle pertinente, elle est conservée. Sinon, elle disparaît et parfois, avec elle, le cerveau et l’individu qui l’ont générée. Ainsi, face à une crevasse qu’il faut franchir pour échapper à un prédateur, le cerveau de tel individu peut estimer à la suite d’expériences précédentes que l’exploit est faisable. Il génère en conséquence une représentation sur le mode hallucinatoire le décrivant en train d’accomplir et réussir le saut. Le corps, déterminé par cette vision, commande les gestes nécessaires. Mais l’exploit ne réussit pas à tous les coups. L’inadéquation entre le modèle et le milieu réel peut se payer durement. Ceux qui étudient les primates en liberté ont été frappés par le grand nombre des accidents mortels atteignant des singes grimpeurs ayant manqué la branche qu’ils visaient. Tout ceci se déroule évidemment sur un mode purement déterministe. A aucun moment, ni le cerveau ni le corps de l’individu ne prennent de décisions qui ne seraient pas déterminées par des enchaînements antérieurs de causes et d’effets. Autrement dit, évoquer la «liberté» du décideur, au sens où les spiritualistes parlent de libre-arbitre, n’aurait aucun sens.

Pour résumer ce passage consacré à la construction des représentations par le cerveau, nous pourrions prendre une image technique, que l’on se gardera évidemment de transposer sans précautions aux cerveaux biologiques. Lorsqu’on achète un ordinateur, doté de ses divers logiciels, la notice explique comment le personnaliser, c’est-à-dire charger sa mémoire des informations qui nous ‘intéressent. Pour cela, il suffira de s’en servir pendant quelques jours en utilisant les fonctions disponibles, naviguer sur le web, communiquer par la messagerie, téléchécranarger tel ou teldocument extérieur, rédiger grâce au traitement de texte tel ou tel article, etc. Après cette période d’interaction avec l’extérieur, par mon intermédiaire, la mémoire de l’ordinateur se trouvera enrichie d’un grand nombre d’informations qu’elle ne comportait pas en sortant de l’atelier. Ces informations pourront être considérées comme des représentations du monde construites par mon activité et susceptibles de me servir de références en cas de problème à résoudre. Elles pourront aussi servir à d’autres utilisateurs éventuels de l’ordinateur.

Notons cependant un point important. Imaginons qu’au lieu de s’être procuré un ordinateur moderne, on ait utilisé un matériel datant des années 1980 retrouvé vierge dans un magasin. Son architecture et ses logiciels ne m’auraient pas permis de l’enrichir beaucoup. Sans doute aurais-je du me limiter à la fonction traitement de texte ou tableur.
Ainsi, si l’on considère les générations successives d’ordinateurs comme le résultat d’une évolution darwinienne de l’espèce « ordinateur », on constate que le génotype ou gènes propres à cette espèce (par exemple les notices techniques utilisées par le constructeur) ont évolué sous la pression de sélection pour rendre les générations successives d’individus (les phénotypes) de plus en plus aptes à s’adapter à la pression de sélection s’exerçant sur le monde de l’informatique. Chaque phénotype à son tour (c’est-à-dire chaque ordinateur au sein de sa génération) a grandi en s’enrichissant des informations que son organisation génétique lui permettait d’acquérir. Mais comme les besoins des utilisateurs ne cessaient de croître, les pressions de sélection s’exerçant sur les phénotypes ont progressivement conduit les concepteurs de génotypes, autrement dit les constructeurs, à faire évoluer le génotype de l’espèce.

C’est au cours d’une aventure de cette nature que l’espèce humaine s’est retrouvée dotée d’un cerveau de plus en plus performant. Chaque propriétaire d’un cerveau le garnit d’un modèle du monde qui lui est propre. Il le construit à partir des informations recueillies en interagissant avec son environnement.

Les modèles collectifs du monde et le Moi


Les psychologues ont tendance à étudier le fonctionnement du cerveau chez l’individu, en oubliant que celui-ci est le produit d’une évolution génétique et phénotypique qui se produit au sein du groupe. Il faut rappeler que les représentations neuronales se construisent pour l’essentiel lors des interactions en miroir des individus entre eux. Chez les espèces telles que l’espèce humaine ayant développé des langages dotés de mots, c’est-à-dire des symboles globaux pouvant résumer une expérience collective, les modèles collectifs du monde s’expriment par l’intermédiaire de ces langages. Le langage scientifique s’est imposé, chez certains humains tout au moins, parce que, à l’expérience, il s’est révélé le plus adéquat pour produire des prédictions elles-mêmes les plus efficaces en terme d’adaptation. Il va de soi que le langage scientifique n’est pas plus «vrai», dans l’absolu, que toutes les représentations, conscientes et inconscientes, produites ou utilisées par un cerveau en bon état de marche. Il est seulement le plus pertinent de tous pour réaliser des prédictions effectives, parce qu’il rassemble l’expérience très vaste de millions d’humains. Sa mise à jour sur le mode essais et erreurs s’impose cependant, comme celle de tous les modèles prédictifs plus restreints.

Parmi les créations collectives qui s’imposent de facto aux cerveaux des individus en interaction sociale se trouve le Moi. Certains scientifiques, nous l’avons signalé, estiment qu’il s’agit d’une illusion de plus créée par le cerveau, du fait qu’il n’est pas capable de faire apparaître en simultanéité les multiples liens reliant l’individu au monde physique et au monde social, ainsi que leurs interactions réciproques. Ce sont ces liens et ces interactions qui déterminent en fait le comportement, comportement durable ou comportement dans l’instant. Pour Christopher Frith, le cerveau génère donc une nouvelle illusion ou hallucination, celle d’un Moi se comportant en agent autonome. Elle exprime sous forme d’une image facilement compréhensible et communicable aux autres l’intuition implicite ressentie par chacun d’entre nous, celui de disposer d’une personnalité résultant d’un ensemble complexe de traitements d’informations réalisés à tout instant par les différentes composantes du cerveau. Mais ce Moi se borne à entériner avec quelques instants de retard les décisions prises par l’organisme tout entier, sous la coordination globale du système nerveux central et du cerveau. Ces décisions elles-mêmes ne sont pas libres. Elles découlent de l’enchaînement complexe des causes et des effets qui s’applique en permanence à l’individu dans le cours de sa vie biologique et sociale.

Nous avons pourtant indiqué que la sensation, pour ne pas parler d’illusion, de liberté que ressent le sujet (humain) présente sans doute quelques avantages évolutionnaires, même si beaucoup de chercheurs pensent difficile de préciser lesquels. Nous allons donc examiner les travaux des scientifiques qui se sont efforcés d’approfondir ce concept de Moi et proposer des pistes permettant de comprendre son intérêt pour les espèces, essentiellement l’espèce humaine, qui en sont dotées.

Section 3. Propriétés et limites de la conscience supérieure

Gerald Edelman est sans doute un des spécialistes du cerveau qui a le mieux réussi à préciser le concept omniprésent et pourtant bien mal compris encore de conscience. Ses principaux ouvrages s’inscrivent dans une réflexion générale sur la conscience d’inspiration matérialiste. Dans divers travaux, il a développé une théorie de la conscience que l’on peut résumer ainsi :

« On ne distinguera pas la conscience telle qu’elle se manifeste au niveau individuel de celle qui émerge dans les relations de groupe. La conscience supérieure ou conscience de soi ne présente pas toutes les propriétés d’omniscience qui lui sont généralement attribuées.

« Elle est partielle, des pans entiers de la représentation du monde par l’organisme, y compris les informations qu’il a sur lui-même, lui échappent définitivement ou durablement. Le champ de l’inconscient est considérable. On y trouve la plupart des automatismes vitaux pour la survie.

« Elle est tardive autrement dit non « primo-décisionnelle ». Les décisions, ressenties comme volontaire par le sujet conscient, résultent en fait d’une décision antérieure déterminée, elle-même provenant d’autres parties de l’organisme tout entier.

« Elle joue cependant un rôle, permettant d’attirer l’attention sur des phénomènes que l’expérience a classé comme importants pour la survie. Ceci au niveau individuel comme, grâce au langage, au niveau collectif. L’attention, à son tour, déclenche des mécanismes correcteurs, conscients ou inconscients. »

Courverture du livre "Second nature"Gerald Edelman a précisé ceci dans un ouvrage publié récemment, «Second Nature», qui complète avec beaucoup de pertinence ses efforts pour comprendre la conscience . Renoncer en effet à cette compréhension conduit inexorablement au dualisme selon lequel l’esprit et la matière sont deux dimensions différentes de l’univers. Mais essayer de comprendre la conscience en termes monistes, c’est-à-dire en faisant de cette faculté une propriété émergente de la matière, peut donner lieu à de nombreuses impasses. Faut-il ne chercher la conscience que chez l’homme et exclure qu’elle puisse exister également chez les animaux ? Comment la conscience est-elle apparue au cours de l’évolution et à quoi a-t-elle pu servir ? Le cerveau est-il le seul siège de la conscience et si oui, où se trouve ce siège ? Peut-on simuler la conscience chez des artefacts, autrement dit des robots ?

Il apparaît immédiatement que de telles questions resteront sans réponses utiles si l’on ne dispose pas d’une théorie (ou d’une hypothèse globale) permettant de comprendre comment le fonctionnement quotidien des neurones cérébraux intégrés à un corps (embodied) doté notamment d’organes sensoriels et effecteurs, corps lui-même situé (embedded) dans un milieu bien défini (ce que Gerald Edelman appelle une éconiche), peut aboutir à l’élaboration de connaissances sur le monde. La critique de ces connaissances permet à son tour de préciser ce que peut signifier le concept de vérité. On en arrive ainsi à l’épistémologie, définie comme critique raisonnée des connaissances et des méthodes permettant de les acquérir.

Le darwinisme neural

Gerald Edelman a depuis bientôt 20 ans, dans le prolongement de ses recherches sur le système immunitaire, qui lui avaient valu le Prix Nobel de médecine, proposé une approche permettant d’expliciter ces divers sujets. C’est ce qu’il a nommé le Darwinisme neural (neural Darwinism) dès 1987. Celui-ci, dans la ligne du darwinisme génétique, lui a permis de montrer comment, au sein des 100 milliards de neurones du cerveau humain, des neurones ou groupes de neurones entrent en compétition pour traiter les informations reçues dès le stade embryonnaire par le corps situé. Cette compétition a favorisé (ou a résulté de) la mise en place de réseaux de neurones associatifs, au sein du cortex ou d’aires particulières du cerveau, permettant ce que Edelman a nommé la réentrance.

En simplifiant, on dira que les fibres réentrantes informent telle partie du cerveau du fait que dans telle autre partie, des neurones réagissent de façon synchrone à des stimulus externes ou internes. Ainsi se créent des unités de travail analogues à ce que l’informatique nomme des réseaux de neurones formels. Elles permettent de construire des structures neuronales en fonction de la force, de la répétition et de la nature des informations reçues par le cerveau et le corps situé dans son éconiche. Le cerveau adulte disposerait de centaines de millions sinon davantage de telles structures. La compétition entre neurones produit des résultats spécifiques à chaque individu, tout en s’inscrivant cependant dans les grandes fonctions cérébrales acquises depuis longtemps par les animaux dotés d’un système nerveux central.

Le darwinisme neural vient donc contredire directement les trois principales attitudes qui avaient cours jusque là à propos de la conscience :
1) qu’il s’agit d’une fonction du cerveau, certes (ce qui exclut l’hypothèse dualiste) mais d’une fonction trop complexe pour être étudiée –
2). que la conscience résulte de traitements algorithmiques analogues à ceux auxquels procède un ordinateur et
3). que la conscience a résulté d’une évolution darwinienne au sein des contenus mentaux, indépendamment des supports neuronaux. Cette dernière hypothèse, dite aussi du darwinisme culturel, a été récemment reprise par lamémétique, expliquant que c’est la compétition entre mèmes, passant d’un cerveau à l’autre, qui a fait apparaître, notamment, la conscience de soi (que Susan Blackmore a nommé un memeplexe ou complexe de mèmes). Nous reviendrons sur ce dernier point plus bas.

Les structures neuronales résultant du développement au sein du cerveau de millions de systèmes de neurones en compétition darwinienne sur le mode mutation/sélection et résultant de l’interaction du sujet avec son milieu, construisent ainsi, pour ce sujet, ce que l’on nommera des systèmes de connaissances. Ceci se produit largement en amont de l’apparition des fonctions conscientes, puisque de tels systèmes existent chez tous les animaux dotés d’un système nerveux central. Ces connaissances, qui sont pour le sujet la seule « vérité » dont il peut disposer relativement à ce qu’est le monde extérieur, lui permettent de répondre avec un avantage sélectif aux contraintes du milieu et à la concurrence qui s’exerce sur lui.

Cette concurrence provient des membres de son espèce, étant entendu que chaque espèce est elle-même en concurrence avec d’autres. Chez les animaux non dotés de conscience, les connaissances ou informations sur le monde se matérialisent au travers des modules spécialisés du cerveau acquis par l’évolution. Mais elles s’expriment aussi par l’intermédiaire de l’architecture même du cerveau cognitif, transmis par héritage génétique. Au fil des millions d’années de l’évolution, les cerveaux ont été façonnés par les exigences de la survie. Ils commandent ainsi des comportements basiques, affinés par les démarches d’apprentissage des individus.

La compétition entre les connaissances

Chez l’homme, à ces mécanismes présents chez tous les animaux s’ajoutent les connaissances sur le monde faisant l’objet des contenus conscients. Nous reviendrons sur la façon dont Edelman distingue la conscience primaire, existant sans doute chez tous les animaux supérieurs (esquissée aussi chez des robots évolutionnaire) et la conscience supérieure ou conscience d’être conscient. Mais pour le moment, tenons-nous en aux connaissances constituant des contenus de conscience. Ces connaissances ont une dimension collective importante, s’exprimant notamment au sein des langages. Mais elles sont modulées au sein de chaque individu par le fonctionnement du cerveau conscient dont on sait qu’il n’est jamais strictement identique d’un individu à l’autre. La grande diversité et variété des connaissances mettent nécessairement celles-ci aussi en compétition darwinienne. La compétition aboutit à sélectionner celles qui sont les plus efficaces pour représenter le monde et qui sont donc les mieux capables de survivre et de se transmettre – conjointement avec les individus qui les hébergent.

Dans les sociétés modernes, la réflexion sur la validité des connaissances et plus généralement sur les processus permettant de les élaborer a donné naissance à une forme de pensée critique nommée l’épistémologie. Gerald Edelman veut désormais fonder une nouvelle sorte d’épistémologie, s’appuyant sur les sciences du cerveau. Il l’appelle «brain-based epistemology», épistémologie basée sur les sciences du cerveau, que nous traduiront approximativement par neuro-épistémologie ou épistémologie neurale. Pour lui, l’épistémologie classique, définie comme une étude critique des savoirs humains, a pris différentes formes dont la plupart selon lui se heurtent à des impasses, analogues aux impasses que rencontre des définitions non évolutionnaires (ou non physiques) de la conscience.

Nos lecteurs connaissent sans doute bien les débats relatifs aux fondements de la connaissance et subséquemment, au concept de vérité censé les exprimer. Doit-on considérer qu’il existe une vérité relative au monde en soi que les connaissances conscientes ont pour rôle de préciser progressivement, de préférence au travers d’un formalisme expérimental et mieux encore logico-mathématique strict et universel ? Y a-t-il au contraire autant de vérités qu’il existe de connaissances utiles aux individus qui s’y réfèrent et de parties du monde auxquelles ces individus sont spécifiquement confrontés. Dans ce cas, les «vérités» peuvent être approximatives, faire appel aux analogies et à l’intuition. On dira alors que seule doit compter l’aide qu’elles apportent aux individus dans leur lutte pour la survie. Qu’importe que le chat soit noir ou gris s’il attrape les souris.

Pour Edelman, la neuro-épistémologie doit viser plus loin que la simple réflexion sur l’émergence des savoirs. Elle doit viser à rapprocher les savoirs relatifs aux sciences dures et ceux relatifs aux sciences humaines, à la création artistique et autres activités ou intervient la sensibilité et la créativité informelle. En effet, comme on le verra, il n’y a pas pour lui de différences de nature entre ces différentes formes de création et de connaissance. Elles relèvent d’un processus commun qui, là encore, trouve ses sources dans le darwinisme neural. Il faut donc supprimer les fossés qui se sont établies entre elles, notamment dans le monde académique. Sans être à proprement parler wilsonien, c’est-à-dire partisan de la sociobiologie, Gerald Edelman milite en faveur de la «consilience», terme utilisé par E.O.Wilson pour exprimer la convergence des savoirs. Ceci posé, il faut bien admettre que les différentes connaissances émergent et se maintiennent, au cas par cas, selon leurs capacités à s’imposer, c’est-à-dire finalement selon leurs capacités à favoriser l’adaptation des individus et des groupes qui les produisent et les utilisent.

La querelle de la vérité

On ne peut pas parler d’épistémologie sans parler de vérité. On sait qu’aujourd’hui la question de la vérité devient un véritable enjeu de société, enjeu de nature politique, avec la multiplication, hors de toute démarche scientifique, des églises, sectes et mouvements politiques qui prétendent détenir des Vérités absolues et les imposer à tous. Cet absolutisme n’est évidemment pas Intelligent designnouveau. Il avait marqué l’histoire de la pensée dès ses origines. Mais on pouvait croire, avec les progrès en Occident de ce que l’onavait appelé les Lumières ou le rationalisme, qu’il perdait du terrain. L’expérience montre qu’il n’en est rien. Comme au Moyen-âge chrétien, chacun est désormais sommé par les nouvelles intolérances de s’incliner devant des vérités auto-proclamées, sauf à mettre sa liberté, voire sa vie, en danger. Le débat est particulièrement actuel aux Etats-Unis, où les fondamentalistes chrétiens éliminent petit à petit les tenants de la rationalité scientifique. Ils rejoignent d’ailleurs en intolérance les fondamentalistes islamiques, eux-mêmes de plus en plus nombreux y compris dans le monde occidental.

On peut penser que c’est pour contribuer à la réflexion sur la vérité et à la critique des contenus de connaissances, en réponse aux procès faits à la science par les tenants de l’Intelligent Design, que Gérald Edelman a décidé, sur la fin d’une carrière bien remplie, d’orienter ses travaux.. Face à l’influence croissante, en Amérique, de ce que Richard Dawkins les «talibans chrétiens», il estime que sa théorie du darwinisme neuronal lui permet d’apporter des éclairages importants au débat épistémologique sur la formation des connaissances et sur leur validité, c’est-à-dire sur le concept de vérité scientifique. Il s’inscrit donc de nouveau en défenseur du matérialisme scientifique. Mais dans ce domaine comme dans celui de la conscience, il a voulu rester fidèle à sa méthode, c’est-à-dire éviter les voies sans issues consistant à s’interroger sur les fondements logiques (et a fortiori sur les fondements philosophiques) pouvant justifier de parler de vérités en termes absolus – ce qui renverrait à un improbable réalisme scientifique selon lequel il existerait un monde en soi que l’observateur pourrait espérer décrire par des pratiques expérimentales rigoureuses.

Autrement dit, Gerald Edelman s’inscrit, sans le dire nettement, dans ce que l’on pourrait appeler le relativisme des connaissances. – ou plutôt dans un relativisme tempéré, analogue à celui concernant la conscience elle-même. Nous avons parlé pour notre part, dans d’autres textes, de «constructivisme», terme plus engageant que celui de relativisme. Pour le darwinisme neural, il n’existe pas de conscience en soi, mais des processus d’interaction avec le monde permettant au cerveau de faire émerger des contenus conscients qui sont à la fois propres à chaque individu et qui dans le même temps peuvent être partagés ou répartis au sein des groupes grâce aux échanges langagiers. Il en est de même des connaissances et des prétendues « vérités » qu’elles exprimeraient. Chaque individu construit ses propres connaissances, autrement dit ses propres vérités. Celles-ci, lorsque l’individu considéré a la possibilité de les confronter à des connaissances collectives, prennent une portée plus générale sans pour autant pouvoir prétendre à une valeur absolue.

Le cerveau se représente spontanément le monde au travers des entrées sensorielles et traduit ces connaissances, individuelles ou collectives, par des expressions approximatives, métaphoriques, symboliques, dont aucune ne devrait pouvoir prétendre à l’universalité. Le cerveau, comme Edelman le rappelle constamment, n’est pas un ordinateur travaillant sur des données bien définies et utilisant pour ce faire des programmes pré-constitués. Le cerveau travaille sur le mode très général dit de la « reconnaissance de forme ». On sait que ce terme est employé en intelligence artificielle pour désigner le travail de catégorisation empirique auquel un système informatique non programmé à l’avance se livre pour identifier les constantes du milieu avec lequel il réagit : constantes visuelles, sonores ou phénoménales. Il se dote d’une représentation globale du monde résultant de la compétition darwinienne entre représentations provenant des cerveaux des individus partageant la même éco-niche . Il y a autant de « vérités », qu’il y a de cerveaux, tout au moins au niveau du détail. Au sein des groupes, les échanges entre cerveaux peuvent aboutir à des « vérités collectives,» qui restent cependant relatives (non absolues) et constamment en évolution.

De ces «vérités collectives relatives» peut émerger un «univers virtuel» fait de représentations du monde prenant la forme de lois scientifiques voire de modèles mathématiques. Cet univers est plus «vrai» que l’ensemble des vérités individuelles, au moins pour les individus utilisant la démarche scientifique expérimentale et les mathématiques. Mais, comme on le sait en ce qui concerne la formalisation des savoirs au sein de lois scientifiques et de modèles mathématiques, le passage de l’approximatif à la rigueur se traduit par d’innombrables pertes. Le champ se rétrécit considérablement et souvent le modèle se révèle trop rigide pour rester longtemps adéquat. La science ne renonce certes pas à proposer des lois, mais, en permanence, la critique de ces lois et la recherche de nouvelles lois font un large appel à l’heuristique libre, à l’imagination et au rêve.

L’ «univers» formalisée par la science ne renvoie donc pas plus que les « vérités collectives et individuelles» à une Vérité absolue ou en soi, puisque, comme celles-ci, elle résulte de la compétition darwinienne entre contenus de conscience et n’est donc jamais figée. Elle est seulement plus générale et s’appuie sur des faits expérimentaux qui, tout en nécessitant d’être, eux-aussi, relativisés, présentent des fondations plus solides pour la construction d’une neuro-épistémologie critique que ne le sont les « faits » observés empiriquement par des individus dépourvus d’appareils rigoureux de vérification.

La neuro-épistémologie à la lumière du darwinisme neural

Ceci posé, en quoi ce qui précède peut-il autoriser à parler de neuro-épistémologie comme le fait Gerald Edelman ? Il faut pour le comprendre revenir à la façon dont il se représente la formation et le rôle de la conscience, c’est-à-dire à sa théorie du darwinisme neural. Nous avons vu que pour lui le cerveau est organisé en un très grand nombre de modules distincts mais néanmoins interconnectés (par la réentrance). Certains ont été acquis par l’espèce et sont donc transmis dès la naissance à partir de l’architecture du cerveau définie par la coopération de différents gènes. D’autres résultent du mécanisme général de « reconnaissance de formes », évoqué ci-dessus, par lequel le cerveau dès le stade embryonnaire établit des catégories au sein des informations endogènes et exogènes perçues par les sens.

Un point essentiel, sur lequel Edelman insiste, concerne la redondance (appelée dégénérescence dans le vocabulaire scientifique) entre ces modules. Le terme signifie que des modules différents peuvent représenter plus ou moins approximativement la même forme. Ceci est particulièrement évident au sein des cortex visuels et auditifs. Ainsi est assurée la variation ou variabilité dans les représentations, autrement dit un Générateur de diversité (GOD pour les évolutionnistes, soit Generator of Diversity !), permettant à la compétition darwinienne entre modules de s’exercer.

Edelman, dans la description du cerveau qu’il propose, évoque aussi ce qu’il appelle des «centres de valeurs». Ceux-ci n’ont rien à voir avec les valeurs morales. Le mot désigne les aires cérébrales capables de diffuser dans l’ensemble du cerveau puis de l’organisme des neurotransmetteurs génériques, incitatifs ou inhibiteurs, qui renforcent les réactions globales de l’organisme. Ainsi en est-il de l’adrénaline, qui dans la plupart des espèces, contribue à mobiliser les ressources physiques de l’individu face à un danger. On retrouve là un mécanisme courant dans tous les réseaux de neurones formels, caractérisant ce que l’on appelle les processus de récompense. Le livre évoque enfin, pour compléter ce bref recensement, les neurones moteurs et plus généralement l’appareil sensorimoteur, qui permet à chaque organisme de s’inscrire dans son éco-niche et de le modifier. Chez l’homme moderne, cet appareil sensorimoteur est complété par les machines et instruments produits par la technologie.

Ces divers éléments constitutifs de la complexité du corps en situation contribuent ainsi, selon l’hypothèse du neuro-darwinisme, à la production de faits de conscience plus ou moins élaborés. Le neuro-darwinisme est évidemment l’antichambre méthodologique de la neuro-épistémologie.

Rappelons la théorie de la conscience que tout ceci sous-tend. C’est aussi celle de beaucoup de neuro-scientifiques matérialistes. L’organisme doté d’un système nerveux central situé dans le corps, le corps lui-même étant situé dans son éco-niche, constitue un ensemble évolutionnaire aux millions de modules en interaction. Inévitablement, il en émerge des états de conscience primaire, c’est-à-dire conscience de soi dans son environnement mais non conscience d’être conscient. On admet généralement que de tels états sont présents chez la plupart des animaux supérieurs. Mais comme ceux-ci manquent du langage, ils ne sont pas capables de se représenter eux-mêmes à eux-mêmes en tant que sujets conscients. Ils ne peuvent pas non plus construire de modèles visant le passé ni le futur dans lesquels ils se positionneraient comme acteurs. Ils ne peuvent donc pas élaborer des stratégies de survie à long terme. Sur ce point, Edelman a toujours indiqué que, pour lui, le passé et le futur n’existent pas en soi. Ce sont des constructions utilisant des mots, autrement dit des modèles informationnels, avec lesquels un modèle du soi, lui-même exprimé par le langage, peut être mis en interaction.

Edelman est donc conduit, ce qui est devenu classique depuis quelques années chez les neuroscientifiques matérialistes, à distinguer la conscience primaire et la forme plus «évoluée» de conscience, dite supérieure, qui en émerge au sein des cerveaux disposant d’une complexité supplémentaire. C’est grâce à cette complexité neurale supplémentaire que de nouveaux modules eux-mêmes redondants sont apparus pour désigner le soi et bien d’autres concepts reprenant au second ou au troisième degré des « formes » identifiées par la conscience primaire. Quel est le rôle fonctionnel de cette conscience supérieure ? Celui de la conscience primaire n’est évidemment pas discutable. Elle permet à l’animal d’acquérir une représentation globale du monde, au lieu d’être déterminé par des évènements différents survenant sans ordre apparent. Par contre, sur le rôle fonctionnel de la conscience supérieure, les opinions diffèrent encore.

Comment la conscience supérieure peut devenir causale

Edelman rejoint les neuroscientifiques pour qui la conscience supérieure n’est jamais causale. Autrement dit, il refuse le concept de libre-arbitre, grâce auquel les spiritualistes réintroduisent le dualisme. Cependant, il ne veut pas faire de la conscience supérieure un simple épiphénomène dont la survivance au sein de l’évolution ne s’expliquerait pas. Il en fait un indicateur permettant à l’organisme (par l’intermédiaire du cerveau en général) de nous rendre compte de certains de nos états et de les signaler à nous-mêês et aux autres par le langage. Cette hypothèse repose sur celle selon laquelle la construction du Moi résulte de l’interaction de l’individu avec les autres individus grâce au langage et aux artefacts développés à l’intérieur des sociétés.

Nous pouvons ici expliquer d’une façon très simple pourquoi les individus humains ont hérité de l’évolution la capacité d’exprimer les états dominants de leur conscience primaire à travers le langage et en les attribuant à un Moi supposé causal, c’est-à-dire supposé doté de libre-arbitre. C’est parce que le corps inconscient, le seul qui soit causal (on peut pour faciliter la présentation parler d’un Moi inconscient, qui ne correspond évidemment pas à l’inconscient freudien) peut ainsi faire part de ses états internes aux autres membres du groupe afin d’y recruter des alliés. Les animaux font d’ailleurs cela avec moins de sophistication quand ils expriment des émotions par des cris ou gestes. Ceux-ci sont destinés au groupe, pour provoquer des réactions collectives venant à l’aide de l’individu signaleur.

Prenons un exemple. Circulant en forêt, je perçois inconsciemment la présence d’un prédateur et, toujours inconsciemment, je m’en écarte. Mon Moi inconscient a dans ce cas pris seul la bonne décision. Cependant, si quelques instants plus tard, ma conscience supérieure est avertie (par réentrance) de ce qu’a décidé ma conscience primaire et en avertis le groupe par un discours adéquat ( « j’ai décidé » de m’éloigner de ce fourré où « je pense » que se trouve un prédateur), les autres individus du groupe peuvent comprendre immédiatement le signal de danger et y réagir adéquatement. Réagir signifie en ce cas que la conscience primaire de chacun d’eux comprend inconsciemment le message et prend immédiatement les mesures adéquates.

Mais réagir signifie aussi que le Moi collectif des consciences supérieures ainsi formé grâce au langage partagé renforce dans chacun des organismes individuels les actions destinées à protéger non seulement les individus considérés isolément, mais l’ensemble du groupe se comportant alors en super-organisme doté d’une conscience primaire (voire d’une conscience supérieure). Pour être exhaustif, on ajoutera que l’existence d’une conscience supérieure individuelle Réprésentation de l'adrénalines’exprimant par le verbe n’est pas inutile à la survie de l’individu. Même si je suis seul face au danger, le fait que je me dise (par la voix intérieure de la conscience supérieure) « il y a là un danger » peut aider le Moi inconscient à mieux mobiliser ses ressources, notamment en déclenchant l’action de ce que Edelman appelle les centres de valeur du cerveau – sécrétion d’adrénaline par exemple.

On peut alors considérer que le Moi conscient individuel serait la façon dont une représentation d’un Moi générique construite au sein des collectivités dotées de langage s’incarnerait et se spécifierait au sein de l’individu particulier, grâce aux échanges sociaux et notamment grâce à l’éducation – le tout évidemment à l’occasion de compétitions darwiniennes permanentes, tant dans le cerveau individuel que dans ce que l’on pourrait appeler le cerveau collectif. A ce moment, le Moi individuel s’exprimant au sein de la société et représentant une variante d’un Moi collectif plus général, pourrait sinon redevenir à lui seul causal, du moins contribuer à l’émergence d’une action causale. Ses évolutions commanderaient les organes effecteurs de la société ou plus précisément celles des individus qui manipulent les organes effecteurs.

Or ceux-ci, contrairement aux états de conscience supérieure individuels, sont directement en prise sur le monde. Il devient donc productif de s’interroger par l’épistémologie sur la valeur quant à la survie des connaissances du monde que génèrent de tels Moi collectifs et sur les rapports que ces connaissances peuvent avoir avec une supposée vérité. Si elles s’auto-proclament vraies, relativement ou absolument, elles n’en auront que plus de force persuasive dans la compétition entre les connaissances et entre ceux qui les hébergent.

L’hypothèse d’un Moi fédérateur se développant au sein des neurones du cortex supérieur, celui responsable des associations, pourrait peut-être aussi aider à comprendre la question délicate résumée par le concept de noyau dynamique et d’activité intégrative (Dynamic Core). On nomme ainsi l’espace hypothétique, dit aussi par Bernard Baars « espace de travail global » (Global working space) , ou se formaliserait en dernier ressort la décision consciente. Edelman pour sa part n’y insiste pas. Pour lui, contrairement à d’autres neurologues , Bernard Baars ou Stanislas Dehaene, ce n’est pas un point prioritaire pour la compréhension de la conscience. Il se borne à constater que, dans les cerveaux sains, la conscience n’est pas dissociée, tout au moins dans l’instant présent. Elle est unitaire. Ceci est vrai qu’il s’agisse de la conscience primaire ou de la conscience supérieure. Le cerveau parait capable de réaliser à tout moment une seule et unique synthèse résumant les résultats de la compétition darwinienne incessante entre lesquels s’affrontent les modules neuronaux conscients et inconscients. Ainsi le rapporteur d’un congrès animé peut résumer en un compte-rendu clair les résultats des débats.

Mais quel est le mécanisme qui permet à tout moment l’expression d’un état unique de conscience ? (On parle aussi du problème du « binding »). Où et comment se produit ce phénomène essentiel à la compréhension de l’unité du moi conscient individuel ? On sait que la question n’est pas résolue actuellement. Gerald Edelman fait cependant à ce sujet une observation à laquelle nous devons être attentifs.

Il explique que pour comprendre le fonctionnant du noyau dynamique et la génération d’états de conscience unitaires, il est pratiquement impossible aujourd’hui d’expérimenter chez l’animal vivant et moins encore chez l’homme. Il faudrait de toutes façons sans doute descendre bien au-delà de l’observation des neurones individuels, afin d’observer le fonctionnement corrélé de milliards de cellules – et de molécules chimiques – appartenant au corps dans lequel le cerveau est situé. Par contre, selon lui, on peut espérer que l’étude, bien plus facile à mener, de la façon dont des états de conscience primaire émergent chez les robots pourrait nous quelques pistes – ceci même si l’on découvrait que les robots acquièrent des consciences bien différentes des nôtres, comparables à ce que pourraient être des consciences d’extraterrestres.

Communication. Mosaïque, par Anne Bedel

Section 4. Le cerveau des émotions

Antonio R. Damasio est chef du département de neurologie au Collège de médecine de l’Université de l’Iowa. Il est également professeur adjoint au Salk Institute de La Jolla. Il est aujourd’hui mondialement connu pour ses travaux sur le cerveau humain, dont il explore la complexité, notamment au regard de la mémoire, du langage et des émotions.

Looking for spinozaLa thèse d’Antonio Damasio sur les origines de l’esprit et de la conscience est aujourd’hui remarquablement cohérente et convaincante. Il l’a formalisée dans deux ouvrages principaux : « The Feeling of What Happens » suivi par «Looking for Spinoza», qui ont consacré la prise en considération des sentiments dans la compréhension des relations entre le corps, le cerveau et l’esprit. Cette thèse confirme et éclaire les théories, de plus en plus fréquentes aujourd’hui, montrant que les formes les plus élaborées de l’esprit et de la conscience humaine sont des acquis de l’évolution ayant émergé, selon les lois simples de la compétition darwinienne, dès l’aube de l’apparition de la vie sur Terre. Ce qu’il avance s’appuie sur une série impressionnante d’observations cliniques ou permises par l’imagerie cérébrale fonctionnelle. Ces expériences n’apportent évidemment pas des preuves définitives, mais leur convergence permet de donner des fondements solides aux interprétations qu’en propose Damasio. Ceux que le prétendu réductionnisme de celui-ci scandaliserait (faire des sentiments conscients et de l’état du Moi lui-même la conséquence d’états bien définis du corps) doivent se dire que l’auteur n’avance rien sans preuves expérimentales.

Essayons de résumer en quelques paragraphes l’essentiel des propositions d’Antonio Damasio. Elles semblent si cohérentes que nous pourrions parler à leur propos d’un véritable « système Damasio » :

L’homéostasie

Les organismes vivants se caractérisent d’abord, avant même leur capacité à se reproduire et à muter, par l’existence d’un « corps » assurant la permanence d’un milieu interne protégé de l’extérieur par une barrière. Des plus simples aux plus complexes, ils n’ont pu survivre qu’en maintenant ce milieu interne à l’abri des agressions de l’environnement. C’est ce que l’on appelle couramment l’homéostasie. L’organisme vivant est une « machine homéostatique » dont le métabolisme est assuré par des processus élémentaires acquis génétiquement et présents dès les formes les plus simples des cellules homozygotes. On retrouve ces mécanismes sans changements fondamentaux tout au long de l’échelle des organismes vivants.

Les stimulus et sensations

Les mécanismes assurant la survie et le métabolisme des organismes sont déclenchés par des stimulus externes (réception d’une phéromone provenant d’un partenaire sexuel possible, par exemple) ou internes (sensation de faim provenant de la baisse du dosage du sucre). Une chaîne de déclenchement (trigger) s’engage ensuite, jusqu’au cerveau, mobilisant les différentes ressources de l’organisme. On ne peut séparer conceptuellement le stimulus ou déclencheur et le mécanisme déclenché. L’un et l’autre co-évoluent en interrelation.

Les réflexes

Les corps ont été dotés progressivement par l’évolution d’organes de plus en plus complexes capables d’assurer les grandes fonctions d’alimentation, d’excrétion, de reproduction, de fuite devant les prédateurs. Ces organes sont commandés par des réflexes de base (basic reflexes) déclenchés par les stimulus précités. Des dispositifs de contrôle coordonné de la bonne exécution de ces fonctions ont été sélectionnés par l’évolution, y compris chez les organismes les plus simples, notamment sous la forme d’échanges de messages chimiques. Dès le début, un système immunologique s’est développé pour assurer la protection contre les invasions extérieures. Ainsi s’est précisé ce qui était pour ces organismes le Bien (les facteurs leur permettant de se maintenir en vie et en bonne santé) et le Mal (les facteurs les conduisant à dépérir et mourir). Spinoza, rappelle Damasio, a qualifié de « conatus » la tendance, propre à la vie, de chaque organisme à persévérer dans son être, en faisant appel aux ressources nécessaires.

Les cartes corporelles cérébrales

Avec la complexification croissante des organismes, des organes spécialisés dans le contrôle de l’homéostasie et dans le déclenchement des actions réparatrices sont apparus. Ce furent les systèmes nerveux. Une part importante des génomes, chez les organismes simples comme le ver ou la mouche ou chez les mammifères supérieurs et l’homme, s’est trouvée dédiée à la programmation des processus d’entrée-sortie et de contrôle coordonnés permettant la surveillance des paramètres de bon équilibre et la mise en œuvre des procédures de survie : s’alimenter, se reproduire, élever les descendants, fuir les prédateurs, etc. Les cerveaux, pour ce faire, disposent de multiples cartes corporelles (body-map) qui permettent la synthèse des signaux provenant du corps. Le cerveau, en ce sens, élabore une image dynamique du corps analogue aux tableaux de bord des machines complexes. Il s’agit de connaître en temps quasi-réel l’état du système et d’engager immédiatement les actions réparatrices.

Les émotions

Les stimulus permettant la mise en œuvre des différents processus vitaux et leur coordination par le cerveau s’organisent, à partir des organes des sens, en messages sensoriels de plus en plus élaborés (sensations) lesquels donnent naissance, au-delà d’un certain niveau d’évolution, à des tendances et appétits (drives, appetites) puis à des émotions d’appétence ou de rejet produisant des états corporels complexes. Dans la terminologie de Damasio, sensations et émotions ne sont pas nécessairement conscientes. Au contraire, dans la totalité des êtres vivants y compris chez l’homme, elles sont principalement inconscientes.

Les émotionsLes émotions ne sont pas des phénomènes gratuits, mais font partie essentielle de la mise en œuvre des processus vitaux. Elles ont été programmées par l’évolution génétique pour mobiliser le plus efficacement possible les ressources de l’organisme au service du bon fonctionnement des organes sensoriels et effecteurs. Damasio les désigne du nom de « emotions proper « , que l’on pourrait traduire par le terme de « tuteur émotionnel » ou « moteur émotionnel ». Il distingue les émotions basiques, énergie, enthousiasme, malaise; les émotions primaires : faim, plaisir, désir, peur et les émotions « sociales » résultant de l’exercice des précédentes dans la vie en société, laquelle est indispensable comme on le sait à la construction des individus, même des plus simples : orgueil, sympathie, indignation, etc.. On a tout lieu de penser que, si les émotions sont difficiles à mettre en évidence chez les organismes relativement simples (insectes, mollusques), elles existent pourtant. En tous cas, on sait maintenant les observer à l’œuvre dans les espèces plus complexes, de la même façon que chez l’homme, même lorsqu’elles ne sont pas entrées dans le champ de la conscience. Dans cette optique, les émotions sont indispensables à la survie.

Les émotions, comme les sensations, mais à un niveau supérieur, se traduisent par diverses modifications corporelles. Celles-ci sont à la fois le signal permettant au cerveau de les enregistrer et le moyen dont dispose l’organisme pour affronter victorieusement les facteurs internes et externes visant à déstabiliser son homéostasie. Ainsi, manifester des signes de colère peut éloigner un adversaire. Là encore, ces modifications corporelles n’ont pas besoin d’être conscientes pour jouer leur rôle protecteur.

Les émotions, facteurs essentiels de la capacité de l’organisme à survivre dans un milieu nécessairement hostile, se déclenchent dés que l’organisme perçoit, sous forme de messages sensoriels simples ou complexes (sensations), les indicateurs internes ou externes signifiant le danger (le Mal) ou au contraire l’obtention d’un état d’équilibre (le Bien). Chaque individu est entouré de stimulus générant des émotions (emotionally competent stimulus, ECS) auxquels il réagit en permanence. L’identification de ces ECS est généralement programmée génétiquement (par exemple la méfiance à l’égard d’un objet non identifié). Mais beaucoup d’ECS sont les produits de l’expérience individuelle, acquise dans le cadre des échanges au sein du groupe (que l’on pourra dire culturelle).

Les processus qui précèdent l’apparition des émotions, et celles-ci elles-mêmes, sont hérités génétiquement, du moins dans leurs grandes lignes. L’évolution individuelle de chacun (sa culture) se borne à individualiser et enrichir ces cadres génétiquement transmis. Les moteurs émotionnels ayant évolué pour optimiser les chances de survie des individus peuvent se révéler mal adaptés ou néfastes dans d’autres circonstances, notamment dans la vie en société moderne. Mais comment espérer que leurs déterminants génétiques puissent cesser d’agir ? C’est là tout le problème du contrat social.

Les sentiments et les pensées

Chez les organismes dotés de pré-conscience ou de conscience, notamment chez l’homme, les mécanismes de survie précédemment décrits et générant des émotions, vont plus loin. Certaines émotions deviennent conscientes. On peut les appeler des sentiments (feeling). Ceux-ci, dans leurs formes extrêmes, prendront la forme de passions. Comment définir les sentiments, par rapport aux émotions, outre le fait qu’ils sont conscients et que celles-ci ne le sont pas nécessairement ? Les sentiments correspondent à la perception d’un certain état du corps à laquelle s’ajoute la perception de l’état d’esprit correspondant, c’est-à-dire des pensées (thought) que le cerveau génère compte tenu de ce qu’il perçoit de l’état du corps. Les sentiments et les pensées ne viennent donc pas de nulle part, mais sont adaptés à la situation où se trouve l’organisme. Damasio rappelle que c’était là le point de vue de William James (1842-1910) aussi méconnu en son temps que Spinoza : « le sentiment est la perception du corps réel modifié par l’émotion ». C’est donc au sommet seulement de processus empilés (nesting principle) qu’apparaissent les sentiments. Du fait que ceux-ci sont conscients, leur importance a été surestimée, tandis que les mécanismes leur donnant naissance, restant inconscients, ont été ignorés ou peu étudiés.

Quel est alors le rôle des sentiments, en termes de sélection darwinienne ? Poser la question revient à poser la question du rôle de la conscience. La conscience, chez l’homme comme chez les organismes dotés de formes de conscience plus simples, se construit sur la base d’émotions transformées en sentiments. Sert-elle à quelque chose ? On admet généralement que la conscience n’est pas un simple épiphénomène, mais permet d’organiser les sensations et les émotions du moment en les comparant les unes aux autres et en les rapprochant de celles constituant la conscience biographique du sujet. La conscience mobilise et regroupe à tout moment dans un espace de travail commun un certain nombre d’informations nécessaires à la définition de stratégies de survie et à la prise de décision.

Damasio, dès le début de ses travaux, s’était efforcé de cerner le concept de proto-soi, de soi instantané, de soi biographique (c’est-à-dire capable de se rétrojecter dans le passé et se projeter dans l’avenir). Aujourd’hui, il fait reposer le soi sur une prise de conscience des émotions les plus fortes, c’est-à-dire aussi de certains des facteurs déclencheurs de ces émotions, ainsi que des modifications corporelles qu’elles entraînent. L’état de conscience en ce cas est d’abord une conséquence des émotions qui le précèdent, mais il agit en retour sur celles-ci, en favorisant la prise de décision commandant des comportements d’adaptation et les modifications corporelles qui leurs sont liées. Il peut s’établir à ce niveau une co-évolution ou interaction entre émotions, sentiments et comportements en découlant.

Les idées

Les sentiments entrant dans le champ conscient génèrent aussi des comportements de type social. La conscience se construit principalement, dans le cerveau conscient, par le jeu des échanges langagiers et symboliques entre individus au sein des groupes. L’interaction entre émotions et sentiments se poursuit à ce niveau. On exprime un sentiment lui-même lié à une émotion, par l’échange d’une information symbolique ayant valeur de langage, signes ou mots. Ceux-ci s’organisent en opinions ou idées dès lors qu’ils respectent un certain formalisme grammatical. Ce faisant on peut communiquer avec les autres sur une base commune, puisque ceux-ci sont organisés génétiquement pour fonctionner d’une façon identique au sein de l’espèce.

A l’intérieur des groupes, les émotions et les sentiments s’expriment sous forme de comportements spécifiques, sélectionnés par l’évolution pour assurer la survie collective. C’est le cas de l’empathie par laquelle on comprend intuitivement ce que ressent autrui. C’est aussi le cas des comportements dits altruistes ou moraux. Les individus y sacrifient un intérêt immédiat au profit d’un avantage plus lointain procuré par la survie du groupe que favorise ce sacrifice. L’établissement et le respect d’un contrat social permettant de sublimer les déterminismes génétiques primaires en découlent aussi.

D’autres comportements collectifs se traduisent par des échanges d’idées. Celles-ci, pour Damasio, ne sont pas inspirées par une rationalité abstraite. Elles expriment directement les émotions et sentiments des individus. Elles ne sont comprises et acceptées par les autres individus que si elles correspondent à leurs propres émotions et sentiments. Sinon, elles sont ignorées ou rejetées.

Toute cette évolution s’est construite par interaction entre les organismes et les milieux de plus en plus étendus auxquels ces organismes se sont trouvés confrontés en conséquence de l’accroissement de leurs possibilités corporelles. On se trouve là dans le paradigme de l’adaptation darwinienne le plus classique, sans qu’il soit nécessaire de faire appel à aucune finalité ou dessein a priori.

La neurophysiologie des passions

Antonio Damasio ne se limite évidemment pas à la description de ces divers mécanismes élémentaires. Il montre comment ceux-ci construisent les formes et valeurs sociales élaborées, caractéristiques de l’humanité telle que nous la connaissons actuellement. Mais là, ne voulant pas s’engager dans des constructions spéculatives, il admet que l’état actuel des recherches n’est pas suffisant pour démontrer l’interaction de l’anthropologie, de la sociologie, de la psychanalyse avec la neurobiologie. C’est encore moins le cas en ce qui concerne l’éthique, le droit et la religion. Il se borne pour sa part à rechercher, comme nous venons de le voir, les prémisses de l’éthique et de la morale dans les espèces animales, sous la forme des comportements altruistes. Mais il en dit assez pour laisser penser que, de même qu’en ce qui concerne l’altruisme, toutes les formes élaborées de l’activité sociale devraient pouvoir être repérées et, le cas échéant, modifiées, à partir de leurs traces neurales. Les personnes n’ayant pas compris comment des mécanismes évolutionnaires sur le mode darwinien ont conduit à l’apparition de nos sociétés et de leurs cultures reprocheront à Damasio son matérialisme ou son réductionnisme. Mais aujourd’hui il n’est plus possible de présenter les produits les plus élaborés de la société comme ayant surgi de nulle part, ou découlant d’une évolution uniquement culturelle.

Au demeurant, Damasio tient à montrer qu’il n’est pas réductionniste. Pour lui, la biologie des relations entre le corps et l’esprit, la neurophysiologie des émotions et des sentiments (des passions), ouvre des perspectives morales considérables. Est-ce que connaître nos émotions et nos sentiments peut nous conduire à mieux vivre, atteindre un état de « contentement », d’accomplissement, qui était selon lui celui de Spinoza. C’est parce que Spinoza avait atteint cet état, nous dit Damasio, que malgré sa santé fragile, il a pu réaliser une œuvre aussi sereine, aussi prémonitoire des grandes discussions philosophiques et morales qui allaient se généraliser au siècle des Lumières. A la question qu’il se pose à lui-même, Damasio répond positivement. Découvrir, grâce aux recherches qu’il nous propose, quels sont les ressorts profonds de nos sentiments et de nos pensées nous aidera à rechercher cet état d’accomplissement sans lequel la vie n’est guère supportable.

Une grande variété de parades aux disfonctionnement dont nous souffrons pourra être envisagée, ceci dès les prochaines décennies. Mais ce sera aussi au plan collectif, celui de la politique et la morale sociales, que ces recherches seront utiles. Les mécanismes régulateurs de l’activité sociale ont été en général développés par l’évolution depuis des millions d’années. D’autres sont récents, datant de quelques millénaires, et se cherchent encore dans le désordre. Mais les problèmes qu’affrontent aujourd’hui l’humanité se compliquent considérablement. Une évaluation systématique des mécanismes régulateurs s’impose de façon de plus en plus pressante. Les remèdes aux disfonctionnements collectifs, par exemple l’addiction aux drogues et la violence, seront plus complexes que ceux applicables aux individus. Connaître l’esprit humain de façon plus scientifique aidera à trouver ces solutions. Il ne servira à rien de vouloir imposer aux gens des conduites ou des sacrifices qu’ils se seront pas en état de comprendre. On peut par contre espérer que, mieux informés par la science, ceux qui s’attacheront à traiter les grands problèmes sociaux, et les individus impliqués eux-mêmes, trouveront des voies d’espoir vers un meilleur état d’équilibre et de « contentement ».

Un modèle déterministe de la conscience ?

Damasio nous propose-t-il un modèle déterministe de la conscience ? C’est le cas, en ce sens que pour lui les sentiments et les idées conscientes découlent d’une chaîne de causes et d’effets dont l’origine se trouve dans les mécanismes simples permettant aux organismes de maintenir leur homéostasie à travers les vicissitudes de leurs interactions avec leur milieu. Comme il le dit lui-même, si les sentiments et les idées ne trouvaient pas là leurs origines, d’où viendraient-ils ? Certainement pas de nulle part ni d’ailleurs.

Ses adversaires ne se sont pas privés de reprocher à l’auteur son prétendu réductionnisme. C’est ce dont d’ailleurs on accuse tous les neurophysiologistes. Il est certain qu’en poussant le modèle à l’extrême, on pourra dire que toutes les idées bonnes ou mauvaises des hommes, toutes les décisions soi-disant rationnelles qu’ils prétendent prendre librement, découlent de l’état de leur métabolisme primaire. Ce ne serait peut-être pas faux, mais à tout le moins il faudrait le prouver au cas par cas. Pourquoi par exemple Spinoza, doté d’un tempérament maladif, n’a-t-il pas versé dans la mélancolie ou l’agressivité, au lieu de produire avant 40 ans l’oeuvre, avec celle de Leibnitz, la plus originale de son temps? Damasio répond à cela, nous l’avons vu, en suggérant qu’en fait Spinoza était un homme « content ».

Mais la question se complique lorsque l’on aborde la raison d’être des grandes œuvres collectives de l’humanité, la science en premier lieu. Faut-il disposer d’un bon équilibre homéostatique pour faire de la bonne science ? Certains trouveront la question risible, et répondront par la négative. Mais, en y réfléchissant, ne peut-on considérer qu’en moyenne les chercheurs sont des gens qui ont trouvé un minimum d’accord entre leurs émotions, leurs sentiments et leur travail. Entrer dans la vaste construction collective qu’est la science suppose de laisser sur le seuil le plus grand nombre de problèmes personnels possibles. Sinon les orientations ou les résultats des recherches risquent d’y perdre l’objectivité nécessaire. Il est vrai cependant que beaucoup de grands inventeurs ont été a posteriori considérés comme des autistes.

Damasio, bien qu’il ne s’attache pas particulièrement à l’étude de ce que peut signifier le libre-arbitre dans l’univers déterministe qu’il nous propose, fait comme tous ceux qui approchent cette question en reconnaissant la complexité des interactions entre l’individu et le collectif, le présent et le passé. Aucun individu ne prend de décision qui soit indépendante de l’état de son corps et de ses émotions, mais il est soumis à tant d’influences que l’hypothèse d’un déterminisme linéaire n’aurait pas de sens. Nous sommes au contraire dans le domaine de la causalité chaotique, ni exhaustivement descriptible ni exhaustivement prédictible.

Section 5. L’inconscient et le conscient

Le nouvel inconscient, Freud, Christophe Colomb des neurosciencesLionel Naccache est neurologue à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris et chercheur en neurosciences au sein de l’unité Neuromatrice cognitive de l’Inserm. Il a publié récemment un ouvrage très remarqué sur ces sujets : Le Nouvel inconscient. Freud, Christophe Colomb des neurosciences. Si l’on interprète convenablement ses propos, une des raisons qui l’ont conduit à rédiger cet ouvrage se trouve dans son admiration pour Freud et pour l’extraordinaire courage intellectuel du père de la psychanalyse. Mais paradoxalement, le livre montre que les hypothèses auxquelles le dernier Freud tenait le plus, celles de l’inconscient et du refoulement, ne peuvent plus aujourd’hui se voir accorder de caractère scientifique. Cependant, nous dit Lionel Naccache, son œuvre peut offrir aux neurosciences des pistes pour explorer non seulement l’inconscient, mais la conscience. C’est précisément le point qui nous intéresse dans ce dossier. Freud n’a pas prouvé l’existence du continent qu’il pensait avoir exploré, celui de l’inconscient (dit aujourd’hui freudien pour le distinguer du tout venant de l’inconscient), mais il a fait mieux. Sans s’en rendre probablement compte, il a jeté les bases d’une exploration entièrement renouvelée d’un territoire ancestral que l’on pensait à tort entièrement connu, la conscience.
Ce n’est cependant pas à Freud ni même aux Freudiens d’aujourd’hui qu’il faut attribuer le mérite de ce nouveau regard sur la conscience. C’est aux scientifiques qui, comme Lionel Naccache, font l’effort de proposer des descriptions du mental conjuguant les enseignements de l’imagerie fonctionnelle appliquée au cerveau et les observations cliniques conduites dans les services neurologiques hospitaliers;

L’inconscient freudien n’existe pas

Rappelons sans insister que par inconscient freudien, on désigne généralement tout ce qui constitue l’essentiel de la doctrine développée par Freud dans la seconde partie de sa vie, et qui a fait depuis l’objet d’innombrables discours et essais de mise en pratique thérapeutique : chaque homme hébergerait une part de psychisme à jamais inconsciente, formée dès les premiers mois de son existence, et qui gouvernerait pour le meilleur et pour le pire l’essentiel de sa vie consciente adulte. Cet inconscient serait interdit d’accès, tant au sujet lui-même qu’aux tiers, notamment par le refoulement. Mais il gouvernerait très largement la vie psychique et même biologique du sujet. Il s’agirait d’un véritable homonculus doublant le sujet, qui prendrait en sous-main, derrière l’apparent pilote humain, toutes les décisions nécessaires au pilotage de celui-ci au travers des complexités de son environnement.

Or, les neurosciences modernes, nous rappelle Lionel Naccache, sont incapables de démontrer l’existence d’une telle entité. Mieux vaut donc si l’on veut conserver un discours scientifique, la rayer de son vocabulaire. Les nombreuses observations présentées par l’auteur, résultant tant de l’exploration fonctionnelle du cerveau que de la neuropsychologie clinique, montrent l’impossibilité de mettre en évidence l’existence d’objets mentaux inconscients correspondant à l’inconscient freudien et aux divers phénomènes tel le refoulement supposés l’affecter. De même, ces expériences montrent qu’il n’est pas possible de prouver l’existence d’opérateurs inconscients réalisant des traitements sémantiques inconscients (saut peut-être dans la manipulation des nombres). Un traitement sémantique, en termes de procédure informatique, consiste à comparer les « contenus » des données et les significations qui leur sont attribuées, au lieu de se limiter à leur appliquer des algorithmes linéaires de type arithmétique. Dès qu’un traitement sémantique apparaît dans l’ordre du mental, supposant par exemple le choix entre deux valeurs, il est possible de mettre en évidence l’intervention d’un opérateur conscient qui lui donne sa signification.

Mais ceci ne veut pas dire que l’inconscient en général n’existe pas. Au contraire. C’est une banalité de rappeler que tous les êtres vivants, de la cellule à l’être humain, sont pour l’essentiel des machines inconscientes. Les êtres vivants sont pilotés par d’innombrables systèmes de type sensori-moteurs (ou stimulus-réponse) résultant de leur évolution darwinienne pour la survie. Ces systèmes sont le produit de l’évolution génétique de chaque espèce et de l’évolution culturelle de chaque individu au sein des groupes propres à son espèce. L’inconscient constitue donc ce que nous pourrions appeler le mode de fonctionnement par défaut de toutes les espèces vivantes.

Il arrive cependant, dans les espèces dotés d’un système nerveux central suffisamment complexe, qu’un certain nombre de sous-systèmes dotés de capteurs et d’effecteurs fonctionnant dans des registres spécialisés puissent communiquer des informations à un organe centralisateur, le cerveau. Celui-ci peut alors dresser un tableau de bord d’ensemble symbolisant le fonctionnement de l’organisme au sein du milieu où il opère. Le rapprochement et la synthèse à tout instant des informations constituant ce tableau de bord fournit une représentation intégrée du système qui permet en retour d’influencer un certain nombre des sous-systèmes sensoriels et moteurs afin de les adapter en temps réel aux exigences de la survie globale de l’individu. Les décisions qui sont prises sont mieux informées que si elles découlaient de réponses non coordonnées.

On pourra appeler conscience la fonction produisant ce tableau de bord et ce pilotage intégré, dont la valeur adaptative est évidente. Seule la conscience permet les traitements sémantiques ou de valeur, puisqu’elle rapproche des informations d’origine différentes qui doivent être agrégées et mises en perspective. Nous avons déjà indiqué qu’il convenait pour se conformer à un discours général distinguer une conscience primaire très répandue chez les êtres vivants et une conscience supérieure, supposant l’élaboration d’un Moi, qui semble limitée à l’homme et quelques mammifères supérieurs. Mais Lionel Naccache ne fait pas cette distinction. Ce qu’il énonce relativement à la conscience concerne le plus souvent la conscience supérieure.

On sait que si cette nouvelle fonction adaptative nommée conscience ou conscience de soi est évidente chez l’homme, il n’y a pas de raisons d’exclure qu’elle puisse exister sous des formes plus ou moins simples ou différentes au sein de nombreuses autres espèces. L’intelligence artificielle évolutionnaire s’efforce actuellement de la faire apparaître au sein de populations de robots dits autonomes. Certains s’étonnent de voir employer le concept de traitements conscients de type sémantique s’agissant de robots. Mais c’est précisément l’objet de la conscience artificielle que donner à des robots autonomes la capacité de traiter des intentions et des valeurs au lieu de les maintenir confinés dans des procédures informatiques linéaires.

Chez l’homme, la conscience s’est développée d’une façon extraordinaire du fait de l’apparition du langage symbolique complexe. Pour beaucoup de chercheurs dont Lionel Naccache, elle est liée au langage. Sans langage, c’est-à-dire sans les échanges qu’il permet, il ne peut y avoir de conscience supérieure. Certains en discutent. Il parait clair cependant que si une personne adulte peut éprouver momentanément des états conscients en dehors d’une expression langagière, les états de conscience ne peuvent se construire en dehors d’échanges symboliques codifiés avec les semblables. Quoi qu’il en soit, l’explosion du langage symbolique, qui semble corrélée à celle du cortex et que beaucoup de linguistes évolutionnaires s’expliquent mal ne s’est pas produit avec cette ampleur dans les autres espèces animales, même lorsque certaines d’entre elles ont généré des langages spécifiques simples pouvant induire des états de conscience eux-mêmes simples.

Ajoutons qu’il faudrait, selon nous, considérer d’une part la production de la conscience individuelle par un mécanisme quasi standard propre à chaque individu, et d’autre part, la production de consciences collectives résultant de l’échange et de la mise en commun d’un certain nombre des données composant les consciences individuelles (tableaux de bords individuels) au sein des groupes sociaux. Les mécanismes générant des états de conscience collective sont très divers et mal étudiés. Le moi social résultant du fonctionnement de la conscience sociale, que ce soit dans les groupes humains ou chez les animaux dotés de rudiments de conscience, peut rassembler et conserver les faits de conscience individuels sélectionnés sur le mode darwinien comme importants pour la survie, tant du groupe que des individus. La conscience sociale s’exprime par la transmission des signes et symboles du langage, ainsi que par l’imitation. Constituant une structure d’information permanente, la conscience sociale sert ainsi à informer les consciences individuelles au moment de leur élaboration chez les jeunes individus puis tout au long de la vie de ceux-ci. Dans les sociétés scientifiques, c’est elle qui mémorise et redistribue les contenus de connaissances produits par les activités scientifiques et technologiques.

Lionel Naccache détaille la façon dont le système inconscient cohabite avec le système conscient. La commande inconsciente n’est pas limitée aux couches de basse complexité de l’organisme (les systèmes dits réflexes) décrits par le neurologue britannique J.H. Jackson à la fin du XIXe siècle, tandis que la commande consciente s’épanouirait dans les couches de haute complexité, au sein notamment des six couches neuronales constituant le cortex associatif humain. Tout au contraire, la commande inconsciente est répartie au long de l’architecture hiérarchique des fonctions mentales. Il en résulte que nécessairement, un certain nombre d’entrées/sorties sensori-motrices inconscientes affectent la production des faits de conscience et peuvent en retour être affectées par ceux-ci. Il s’agit des liens innombrables qu’étudie par exemple la médecine afin d’expliciter les influences réciproques du mental et du physique. Mais Lionel Naccache montre que les conditionnements inconscients n’ont rien à voir avec ceux dont l’inconscient freudien fait l’hypothèse. Ils ne peuvent pas non plus être modifiés par les méthodes de l’analyse freudienne.

La conscience comme un jeu vidéo

On sait qu’aujourd’hui les neurosciences cognitives, de même qu’elles évacuent l’hypothèse d’un inconscient localisé dans les couches basses du système nerveux, ont évacué celle d’une localisation précise de cette fonction associative supérieure qualifiée de conscience ou conscience de soi. Cette dernière est une propriété (émergente) résultant de la coopération de nombreuses aires cérébrales et réseaux de neurones en relation avec des systèmes sensori-moteurs. La conscience ne peut donc être localisée avec précision dans le cerveau, encore que l’on sache que sa capacité à émerger disparaît lorsque certaines aires cérébrales sont détruites. Même si elle n’a pas de siège à proprement parler, la conscience résulte nécessairement d’un processus de traitement coopératif d’un certain nombre d’informations mentales, supposant lui-même une organisation neuronale spécifique. Tout cela ne surprendra pas les informaticiens. Lionel Naccache rappelle que les hypothèses actuelles désignent du terme générique d’espace de travail global conscient l’ensemble des neurones spécialisés, massivement interconnectés et réentrants, permettant de créer à tous moments ce que nous pourrons appeler des faits ou états de conscience. Ceux-ci (ou plutôt les assemblées de neurones qui les matérialisent) sont en compétition darwinienne continue pour élaborer l’état de conscience globale, lequel s’exprime seul à l’extérieur, quitte à être modifié constamment par de nouvelles entrées.

Mais comment décrire la conscience dans cette approche ? Lionel Naccache n’hésite pas pour ce faire à bouleverser les approches classiques. La fonction principale de la conscience consiste selon lui à créer au profit du sujet conscient un monde virtuel dans lequel un modèle de ce sujet simule un comportement lui permettant d’optimiser ses chances de survie. La formulation que nous donnons ici n’est pas exactement celle proposée par Lionel Naccache mais elle nous parait s’imposer à la lecture de la description qu’il fait de l’espace de travail global conscient et de son rôle fonctionnel.

La première question que se posent les cognitivistes de la conscience concerne la raison pour laquelle cette fonction complexe a été sélectionnée par l’évolution. D’innombrables organismes, telles les bactéries, peuvent survivre sans elle. La réponse couramment donnée peut être résumée par l’image du tableau de bord d’un avion de combat, que chacun aujourd’hui peut comprendre. Le sujet conscient, tel un pilote de Rafale, dispose «sous le casque», en temps réel, d’un certain nombre de paramètres agrégés et de signaux d’alerte qui lui pPiloteermettent de prendre les meilleures décisions globales in situ et tempore. Dans certaines situations d’urgence les décisions sont même prises automatiquement à la place du pilote. Celui-ci n’est donc pas obligé d’attendre passivement que les événements se produisent pour réagir aux signaux d’alerte qu’émettent ses différents capteurs.

Cependant la conscience n’est pas seulement un tableau de bord donnant des informations agrégées. Elle est organisée, pour reprendre l’exemple du pilotage du Rafale, comme un simulateur de vol. On sait que les simulateurs de vol, qui sont les produits les plus élaborés de la « réalité virtuelle », ne mettent pas en scène des images du monde extérieur, telles qu’elles pourraient par exempleSimulateur de volêtre captées par des caméras embarquées. Ils proposent un environnement entièrement reconstruit par le calcul au sein duquel agit, virtuellement, un sujet lui-même reconstruit sous forme d' »avatar ». L’avantage d’un tel dispositif est de donner à l’utilisateur du simulateur accès à des mondes virtuels ou futurs bien plus riches que ceux résultant de l’observation réelle. D’innombrables situations possibles ou « histoires » peuvent ainsi être élaborées de façon économique. Dans le domaine de la conscience, si ces paramètres comportent des données décrivant un peu largement l’univers avec lequel interagit le sujet, si par ailleurs le système permet des retours historiques et des prévisions pour le futur, le sujet conscient pourra simuler son avenir et élaborer des stratégies qui là encore amélioreront (globalement) ses chances de survie adaptative. Si enfin le tableau de bord comporte un simulacre ou avatar du pilote (ou de l’avion personnifiant le pilote) qui le représente en situation, ledit pilote se verra ainsi constamment rappelé à la vigilance et à la nécessité d’anticiper le futur probable.

C’est ce service que rend la conscience au sujet conscient en le positionnant comme principal acteur de toutes les histoires possibles. Le tableau de bord qu’offre la conscience est d’autant plus efficace qu’il comporte un avatar du sujet conscient doté d’une apparence (ou simulacre) d’une capacité à la libre décision. Ce simulacre incite le système de simuler des événements non routiniers au regard desquels il pourra tester ses facultés d’adaptation. Le fait que la décision effective du sujet véritable soit déterminée importe peu si ce sont des facteurs préalablement testés virtuellement comme les plus adaptés aux exigences de la survie qui entraînent la décision.

Pour que ce mécanisme fonctionne, le sujet doit se croire libre d’imaginer le futur avec le minimum de contraintes. D’où l’utilité fonctionnelle du concept de libre arbitre, accompagnant généralement celui de conscience. Le libre arbitre fait partie des histoires développées par le simulateur. Si les simulations n’offraient pas de possibilité de choix, mais se bornaient à répéter que les décisions sont déterminées, le sujet conscient ne ferait aucun effort pour échapper aux déterminismes qu’il subit ici et maintenant afin d’imaginer des déterminismes futurs aujourd’hui inconnus de lui qui pourraient effectivement modifier le cours de son évolution. Un élève-pilote confronté à un simulateur de vol se trouve exactement dans la même situation. Si son instructeur lui disait qu’il ne peut rien imaginer ni inventer, il ne chercherait pas à se comporter en agent pro-actif. Mais les termes de l’invention et les résultats produits résultent du fonctionnement émergent du système. Ils ne proviennent pas d’un hypothétique ailleurs.

Il n’est pas utile de souligner que la formulation qui précède est de type matérialiste. Elle refuse le dualisme qui postulerait l’existence d’un sujet extérieur au cerveau lequel se servirait de la conscience pour actionner le corps. La conscience est une propriété émergente résultant de la réunion d’un certain nombre de conditions favorables, notamment la présence de sous-systèmes sensori- moteurs capables d’échanger des informations au travers de neurones associatifs. Les multiples traitements réalisés en compétition au sein de l’espace de travail conscient font à leur tour émerger des contenus de conscience fédérateurs, notamment celui du Moi. Le Moi est une information qui sert de référence à l’ensemble des contenus de conscience puisque ceux-ci ne prennent leur sens que par rapport à lui. Mais le Moi n’agit pas sur le mode volontariste. D’où tiendrait-il en effet l’autonomie de sa volonté ?

Inutile d’ajouter que la définition matérialiste et déterministe de la conscience est classique aujourd’hui chez la plupart des cognitivistes, pour qui la conscience n’est jamais causale, en ce sens qu’elle n’intègre pas une fonction permettant au sujet de prendre des décisions en dehors de toute cause préalable. Les chercheurs précédemment présentés dans ce Dossier s’y réfèrent tous. Le libre arbitre n’a pour eux aucun sens scientifique, même s’il reste professé par l’ensemble des religions, comme par beaucoup de philosophes. Cependant, de façon également classique, Lionel Naccache rappelle que la décision résultant d’une pondération entre différents déterminismes est plus « intelligente », c’est-à-dire plus apte à une bonne adaptation, que celle résultant d’une obéissance passive à des déterminismes immédiats surgissant en séquence.

En revanche, il innove sensiblement par rapport aux théoriciens de la conscience en introduisant le concept de monde virtuel. Celui-ci serait le principal produit de la conscience. La conscience générerait un univers de symboles analogue à celui utilisé dans leavatas simulateurs, professionnels ou ludiques (jeux électroniques). Cet univers représenterait à partir des signaux reçus des multiples capteurs et effecteurs sensori-moteurs constituant l’organisme, le monde complexe dans lequel le sujet, simulé lui-même sous la forme de son avatar, jouerait des scénarios lui permettant d’imposer des intentionnalités à des données qui sinon resteraient sans significations utiles pour lui. Cette perspective intéressera beaucoup ceux qui raisonnent sur la conscience artificielle.

Le concept de scénario simulé n’est évidemment pas nouveau non plus. On sait bien qu’un prédateur se représente ainsi l’acte de chasse ou qu’un sujet humain imagine les épreuves ou les satisfactions que la vie lui réserve. Mais Lionel Naccache va très loin dans le sens de la déréalisation (ou non-réalisme) des contenus de conscience. On estime généralement que la conscience fournit au sujet des représentations relativement fidèles du monde réel qui l’entoure. Elle serait donc « réaliste ». Lionel Naccache adopte au contraire une hypothèse de plus en plus répandue en épistémologie de la connaissance, selon laquelle la connaissance, fut-elle scientifique, ne renvoie pas à des objets du monde en soi (réalisme des essences) mais à des relations chaque fois spécifiques entre observateur-acteur, entité observé et instruments. On parle alors de relativisme des connaissances. Nous avons nous-mêmes fortement défendu ce point de vue dans un ouvrage précédent (J.P Baquiast, Pour un principe matérialisme fort, Editions Jean-Paul Bayol).

Mais toutes les connaissances n’ont pas la même valeur. La conscience peut colporter des connaissances non rationnelles comme des connaissances plus ou moins rationnelles. Les jugements émanant de la conscience de sujets dotées d’une vaste culture scientifique sont évidemment plus pertinents que ceux émanant d’un esprit inculte, car ils renvoient à une expérience antérieure collective sélectionnée par l’évolution. Les connaissances expérimentales scientifiques se distinguent en effet des connaissances pré-scientifiques de type empirique et plus encore des jugements à l’emporte-pièce par le fait qu’elles résultent d’un consensus universel provenant de la communauté scientifique. Ce consensus est lui-même remis en cause en permanence par de nouvelles hypothèses ou observations dûment validées.

Conscience et psychologie

Concernant le statut de la conscience primaire, nous avons signalé que Lionel Naccache ne distingue pas les deux niveaux de conscience généralement évoqués par les spécialistes de la conscience : la conscience primaire, qui semble très répandue chez les animaux disposant d’une certaine complexité et la conscience supérieure, qui serait réservée aux hommes et à quelques rares mammifères. Cette dernière se caractérise par la conscience de soi. Elle seule aurait besoin du langage symbolique pour apparaître. Mais est-ce exact? La conscience de soi sous sa forme primaire n’existe-t-elle pas sous des formes intuitives ou pré-verbales, chez tous les organismes vivants dotés d’une capacité à se représenter de façon intégrée ou unitaire. C’est elle qui s’active lorsque nous réagissons par l’évitement à l’intrusion d’un tiers dans notre espace corporel de sécurité, avant même que nous ayons pu analyser le type de menace pouvant représenter cette intrusion. Il ne s’agit sans doute pas d’un simple réflexe mais de quelque chose de plus complexe. Pourquoi n’en pas rechercher l’existence, par exemple chez un oiseau ou même un arthropode ?

Si cela était le cas, le psychisme comporterait un grand nombre de couches qui ne seraient pas directement accessibles à la conscience supérieure et qui pourtant joueraient un grand rôle dans notre existence. C’est sans doute ce niveau de représentations que Freud désignait par le concept de pré-conscient. Ce pré-conscient est-il durablement opaque à l’analyse consciente ou pourrait-il au contraire entrer après apprentissage dans la sphère du conscient ? On serait en tous cas tenté de considérer que, même s’il ne se confond pas avec le prétendu inconscient freudien, il s’en rapproche beaucoup et mériterait donc des études approfondies.

Souvernirs, souvenirsUne autre question intéresse le statut des souvenirs. Certains neurologues considèrent que, par sa richesse neuronale et synaptique, le cerveau mémorise sans peine une représentation de tous les événements qui affectent un humain. Ces «objets mentaux» ainsi mis en mémoire permettraient au cortex associatif de caractériser un évènement nouveau. Informé de la survenue d’un tel évènement, le cortex formulerait une prédiction relative à la proximité entre celui-ci et l’un des événements mis en mémoire. Seuls seraient analysés au niveau des couches corticales supérieures les événements n’ayant pas de précédents disponibles en mémoire. Ce mécanisme fonctionnerait en permanence mais ne deviendrait conscient que dans ce dernier cas. Rien n’interdirait cependant au cortex, par exemple dans une circonstance mobilisant l’attention, de faire remonter à la conscience des événements du passé qui ne seraient oubliés qu’en apparence.

Si ce mécanisme était vérifié en tout ou partie, se poserait alors avec acuité la question des souvenirs, de leur accessibilité par la conscience supérieure et surtout de leur influence sur la détermination du comportement actuel. On ne pourrait certes pas se souvenir de ce qui n’aurait pas été mémorisé (les événements de la toute petite enfance, notamment) ou de ce qui aurait été effacé pour des raisons biochimiques diverses. Mais le sujet conscient pourrait-il retrouver dans certaines circonstances des informations dont il aurait perdu le souvenir conscient mais qui continueraient à peser dans ses décisions présentes. Dans ce cas, il serait utile pour améliorer la pertinence des décisions dites volontaires de faciliter la mise en évidence puis la remontée en conscience d’événements apparemment oubliés mais toujours actifs sur le mode inconscient, pouvant avoir des effets nuisibles aux capacités d’adaptation du sujet. Ceci justifierait alors les efforts de la psychanalyse – ou d’autres types de psychothérapies – pour faciliter conjointement avec les neurosciences, l’exploration de la base de données des souvenirs mémorisés par le cerveau.

Cette question pose aussi celle du statut des rêves. On sait que, pour faciliter l’exploration de l’inconscient, les psychanalystes, comme d’ailleurs beaucoup de psychologues, attachent de l’importance au contenu manifeste des rêves. On peut voir dans le contenu des rêves dont le sujet se souvient – qu’il s’agisse des images ou de la charge affective de celles-ci – l’expression d’un inconscient éventuellement réprimé (mais par qui?). On peut y voir plus simplement la remontée en conscience d’informations mémorisées à la suite des événements vécus par le sujet et réactivés par des événements récents. Dans tous les cas, le contenu des rêves n’aurait pas qu’un intérêt de circonstances.

Nous pensons qu’il convient d’être attentif au contenu des rêves, qu’il s’agisse des siens ou de ceux d’autrui. Leur analyse à fin d’explicitation n’est jamais facile car elle oblige souvent à remonter haut dans la mémoire et l’expérience du sujet. Mais elle ne pourrait qu’être utile. Même si les rêves ne sont pas la manifestation de troubles psychiques profonds, ils ne surviennent pas au hasard et mériteraient donc toujours une interprétation pouvant se révéler informative pour un sujet souhaitant mieux éclairer ses pulsions et désirs. Ceci d’autant plus qu’ils sont souvent à la source de la création artistique voire scientifique. A plus forte raison, l’étude des rêves d’un sujet présentant des troubles psychiques devrait intéresser ceux qui prétendent l’aider à surmonter ses difficultés. Mais dans tous ces cas, une nouvelle « science des rêves » faisant appel aux techniques des neurosciences cognitives mériterait d’être entreprise, bien loin des banalités traditionnelles.

Dans le même esprit, on pourrait souhaiter que les nouvelles sciences du cerveau et de la conscience s’intéressent davantage aux fantasmes, dont le rôle est omniprésent, non seulement dans les vies psychiques mais dans la façon dont les psychismes se traduisent dans les comportements des individus et des sociétés. Appelons ici fantasme la représentation généralement répétitive d’une image ou d’une situation qui accompagne et qui généralement conditionne le succès d’un comportement ayant une grande importance pour la vie affective et sociale du sujet. L’exemple le plus simple venant à l’esprit est celui des fantasmes sexuels qui accompagnent le plus souvent et conditionnent en grande partie l’accès à l’orgasme des individus «normaux» des deux sexes. Un tel fantasme est très lié à la conscience supérieure (encore qu’il faudrait s’interroger sur la question de savoir si les animaux ne peuvent en vivre d’analogues). Il a été construit par le sujet à partir d’éléments formels glanés dans les langages sociaux, mais réinvestis fortement lors de l’histoire du sujet, dans des conditions dont il a le plus souvent perdu le souvenir. En fait, il est perçu par le sujet comme une part mystérieuse mais essentielle de sa personnalité.

Nous pensons donc qu’il serait utile aujourd’hui d’analyser l’origine, la typologie et le rôle des fantasmes, qu’ils agissent dans la vie courante ou qu’ils puissent intervenir aussi dans la genèse d’événements dramatiques tels les crimes ou les génocides. Une part importante de ce qui demeure encore secrètement explosif dans l’esprit humain se tient là, à la frontière entre l’inconscient et le conscient.

D’autres sujets mériteraient l’attention des sciences cognitives. Citons la question de l’introspection. On sait que Freud avait jeté les premières bases de sa doctrine en procédant par introspection à l’analyse de ses souvenirs. Mais les psychanalystes ne croient plus guère à cette sorte d’auto-analyse. Les sciences cognitives elles-mêmes ne lui accordent guère de crédit, au prétexte que le sujet est le moins bien placé de tous pour produire des observations ou procéder à des expériences de pensée le concernant. Cependant, l’introspection a toujours joué et continue à jouer un rôle essentiel dans la création littéraire et la réflexion philosophique.

Nous pensons que le mépris de l’introspection constitue une erreur profonde. Elle représente la première et toujours principale exigence du «connais-toi toi-même» que la morale et la raison sociale imposent à tout citoyen responsable. Elle demeure de toutes façons la première phase de l’émergence sous forme de discours langagiers des contenus profonds du psychisme. Mais comme elle est aussi en effet la source de multiples fourvoiements intellectuels et affectifs (notamment les « rationalisations » à juste titre dénoncées par la psychanalyse), elle mérite d’être analysée et critiquée avec les outils des sciences cognitives. Il sera sans doute possible ensuite d’en recommander un usage plus systématique à chacun, y compris aux scientifiques. Comment un système peut-il se retourner sur lui-même pour s’analyser ? On voit que l’introspection, ainsi présentée, serait la forme la plus performante de la conscience. Mais alors les robots conscients pourront-ils se livrer à cette activité, et pour quels motifs.

L’émotion esthétique, sous toutes ses formes, a joué un rôle essentiel dans l’histoire de l’humanité. Elle continue aujourd’hui encore – peut-être de plus en plus – à déterminer de nombreuses activités individuelles ou sociales. Il n’est pas exclu qu’elle intervienne aussi, non pas comme épiphénomène mais comme facteur causal, dans certains comportements animaux. Son statut au regard de la conscience rationnelle est ambigu. L’homme, qu’il s’agisse du créateur ou du «consommateur» d’art, la ressent très fortement. Elle est donc très présente à la conscience, et peut donner lieu de la part du sujet à beaucoup d’auto-justifications. Mais dans le même temps, nul ne se l’explique véritablement. Elle est donc considérée comme relevant du domaine de l’inconscient ou du pré-conscient. Nous pensons que pour ces diverses raisons, l’émotion esthétique, définie d’une façon très large, devrait devenir un sujet d’étude systématique de la part des neurosciences cognitives. Ce n’est pas vraiment le cas actuellement.

Conscience et neurologie

Nous rangerons sous ce titre aussi général qu’imprécis le recours à des approches diverses, généralement peu pratiquées voire ignorées tant des psychanalystes que de nombreux cogniticiens, qui ouvrent cependant des perspectives intéressantes sur l’inconscient et la conscience.

Une première question intéresse le mode de computation au sein de l’espace de travail global conscient. Le système hyper-complexe des neurones associatifs servant d’infrastructure à l’espace de travail conscient – à supposer que les neurosciences de demain valident l’hypothèse d’un tel espace – mériterait dès aujourd’hui, malgré la difficulté, de faire l’objet d’hypothèses et d’expériences. C’est tout le statut de la conscience supérieure qui en dépend, c’est-à-dire le «hard problem» évoqué par le philosophe David Chalmers. Mais ce seront aussi les recherches sur la conscience animale et surtout sur la conscience artificielle qui pourraient en tirer profit, sans mentionner les technologies de la communication en réseau sur le mode du web.

Le mode de computation retenu par l’évolution pour assurer le fonctionnement de cet espace de travail dont émerge indiscutablement la conscience fait-il appel à l’architecture des neurones formels, généralement présente partout dans le système nerveux, ou à celle très différente des systèmes multi-agents adaptatifs – voire à une synthèse des deux formules. On prolongera la question par une autre encore plus difficile à traiter dans l’état actuel des connaissances : des processus relevant de la théorie quantique de l’information interviennent ils dans le fonctionnement des neurones de ce domaine essentiel du cortex associatif ? Nous évoquerons ci-dessous à ce sujet les réponses que suggèrent les promoteurs de la thèse dite du cerveau bayésien.

Une autre question liée aux précédentes concerne le statut des informations susceptibles d’entrer dans l’espace de travail global. Pourquoi telle information est-elle accueillie et telle autre rejetée. Pourquoi certaines d’entre elles produisent-elles de véritables «révolutions culturelles» dans les contenus de conscience ? Les informations nouvelles sont-elles prises en compte en fonction de leur «poids» informationnel, et de quelle façon ce poids est-il évalué. Doivent-elles satisfaire à des normes externes ou relatives à leurs contenus qui les rendraient compatibles avec le système d’exploitation global où les informations déjà mémorisées?

Lorsque enfin un état de conscience s’impose sur tous les autres, ne fut-ce que très momentanément, au sein de l’espace de travail global, cet état de conscience exerce-t-il un effet de contamination sur les autres, qui contribuerait à sa permanence éventuelle ? Exercerait-il ce même effet de contamination en dehors du cerveau du sujet qui l’héberge, c’est-à-dire sur les contenus des cerveaux d’autres personnes ?

Ajoutons une question . Si l’on retenait l’hypothèse de Lionel Naccache selon laquelle l’espace de travail global conscient produirait l’équivalent d’un vaste environnement de jeu vidéo dans lequel des simulations seraient réalisées en permanence autour de la figure dominante du Moi, il faudrait s’interroger sur la nature des processus computationnels permettant la production et la validation des hypothèses virtuelles ainsi élaborées. Il s’agirait en effet d’une modalité très intéressante d’introduction de l’innovation dans la formulation des stratégies, qui donnerait indiscutablement au sujet conscient un avantage sélectif par rapport aux organismes non dotés de conscience. Mais il faudrait s’interroger sur la façon dont au cours de l’évolution cette fonction s’est introduite dans un certain nombre d’espèces animales chez qui des versions moins performantes du dispositif sont sans doute présentes.

On peut aussi ici rappeler les hypothèses concernant le rôle supposé des mèmes dans la construction des systèmes de conscience. Nous ne discuterons pas ici de mémétique, compte-tenu du caractère encore problématique et difficile à valider des proposées par cette «science». Bornons-nous seulement à indiquer que l’explication mémétique, conjuguée avec l’étude de l’apparition des langages dans des populations de robots, peut aider à comprendre comment se sont construits les cortex associatifs supports de la conscience supérieure humaine et comment ces cortex se sont peuplés de contenus langagiers symboliques ayant permis la diffusion des contenants de conscience au sein des groupes humains.

L’étude de l’émergence du langage chez les robots montre que contraints par la nécessité de communiquer pour répondre à des pressions de sélection sur le mode darwinien, les robots s’accordent spontanément sur un vocabulaire de symboles qui représentent l’amorce d’un véritable langage syntaxique. En rétroaction, l’usage de ce langage oblige les robots à réorganiser leurs systèmes computationnels pour optimiser le traitement de ces langages. On voit donc émerger simultanément le langage, le cerveau qui le manipule et les contenus cognitifs générés par la collaboration de ces deux agents différents.

On peut montrer que le même mécanisme, appliqué à des substrats biologiques et non plus informatiques, a pu produire le même résultat. Des organismes vivants dotés d’un système nerveux central, qu’il s’agisse d’animaux ou d’humains, ont, sous la pression du besoin de communiquer, généré des langages symboliques plus ou moins complexes. Les avantages sélectifs apportés par la communication utilisant ces langages ont encouragé le développement des organismes faisant appel à ces outils nouveaux. Ce succès lui-même a permis la sélection de cerveaux de plus en plus performants en matière de traitement symbolique – et donc de plus en plus riches en aires corticales associatives.

La mémétique montrera à son tour que ces langages sont constitués d’entités informationnelles, les mèmes, ayant la possibilité de se répandre et se multiplier sur le mode viral. Pour les méméticiens c’est leur prolifération dans les cerveaux d’animaux contraints à communiquer par la pression darwinienne qui a entraîné en retour le développement des aires associatives et langagières, ainsi que des divers processus de prise de conscience. Plus généralement, la logique des relations entre inconscience et conscience pourra être analysée en termes de traitement mémétique de l’information. C’est ainsi que, pour Susan Blackmore, théoricienne de la mémétique, le Moi ou Je qui trône au centre des systèmes conscients est lui-même un même, capable de se reproduire et se complexifier dès qu’il trouve des conditions favorables. Les méméticiens pratiquant les neurosciences cognitives cherchent actuellement à mettre en évidence des entités neurales correspondant aux mèmes, qu’ils ont déjà nommé des neuromèmes.

Section 6. Le cerveau bayésien

Revenons en arrière. Nous avons vu que, selon la plupart des scientifiques présentés ici, le cerveau formule des hypothèses sur le monde à partir des informations perçues par les sens. Ces hypothèses sont ensuite testées immédiatement par le sujet, qui en tire des représentations du monde lui permettant d’améliorer sa situation dans ce même monde. Les scientifiques font appel à cette procédure routinière quand ils s’efforcent de réintroduire l’imagination scientifique dans la pratique quotidienne d’élaboration des connaissances. Certes, la sanction suprême que représente l’expérience ne peut pas être refusée. Mais pour eux la capacité de formuler des hypothèses sur le monde ne doit pas être inhibée par la peur de ne pas pouvoir proposer d’expériences falsificatrices. La formulation de ces hypothèses ouvrira obligatoirement un large éventail de vérifications expérimentales, les unes susceptibles de confirmer les hypothèses, les autres de les infirmer. Le retour d’expérience permettra d’identifier celles des hypothèses disposant du plus grand nombre de preuves expérimentales favorables, voire de la plus grande probabilité d’être ultérieurement vérifiées par les expériences à venir. Ces hypothèses seront donc considérées comme présentant le modèle du monde le plus apte à comprendre le milieu dans lequel est plongé le scientifique.

Or c’est précisément de cette façon que les systèmes nerveux des animaux procèdent pour construire les représentations du monde dont ils ont besoin. Leur cerveau, ainsi que l’a bien montré Christopher Frith précité, est bombardé en permanence de messages venant des sens. Pour les interpréter, leur cerveau élabore des hypothèses relatives à la signification de ces messages, en s’appuyant sur le vaste catalogue des expériences déjà vécues par l’individu et mémorisées dans les aires cérébrales adéquates. Les humains ne se distinguent pas fondamentalement en cela des autres animaux. Si mes sens reçoivent des informations sonores et visuelles émises par un insecte se rapprochant de moi, mon cerveau compare ces informations avec celles correspondant aux «signatures» qu’il a conservées en mémoire à la suite des interactions précédentes avec des insectes. Ceci afin d’en tirer les ordres permettant d’éviter des situations désagréables ou dangereuses. Le cerveau fera une première hypothèse, en «supposant» que l’insecte est un hyménoptère piqueur et non une mouche. Il vérifiera immédiatement cette hypothèse en commandant aux organes sensoriels d’affiner leurs observations. Si l’hypothèse de l’hyménoptère est confirmé (renforcée), restera à la préciser : guêpe, abeille ou frelon ? Le cerveau procédera à des observations complémentaires. Il faudra ensuite faire des hypothèses sur la direction et la vitesse de l’objet ciblé ainsi que sur la meilleure façon d’éviter un choc frontal. Le tout en quelques centièmes de seconde. Les sous-mariniers reconnaîtront sans peine le travail que fait un asdic moderne couplé avec un ordinateur pour identifier un écho susceptible de révéler la présence d’un ennemi.

Robot AsimoLe schéma que nous venons de décrire présente cependant un défaut. Il laisse supposer au lecteur que le cerveau se comporte en véritable chef d’orchestre capable de déclencher au choix les meilleures actions et réactions nécessaires à la survie, comme le ferait l’humain chef de quart à bord du sous-marin évoqué ci-dessus. En réalité, toutes les opérations évoquées ici se déroulent sur un mode automatique, par mise en œuvres d’algorithmes simples. Ces algorithmes eux-mêmes ne tombent pas du ciel, ils ont nécessairement résulté de millions d’années d’évolution. Mais peut-on les identifier?

La réponse n’était pas claire, jusqu’à ces derniers temps. On a certes proposé depuis longtemps l’hypothèse que le cerveau se comporte comme un système automatique de reconnaissance de formes. Il construit une première forme hypothétique à partir des signaux initialement reçus, il la compare à des formes voisines conservées en mémoire, affine si nécessaire l’analyse, puis finalement propose un diagnostic permettant ou bien de reconnaître et nommer la forme perçue ou bien de la classer comme inconnue. Le tout utilise des empilements de réseaux neuronaux du type des neurones formels s’échangeant de l’information. Cependant, la complexité du cerveau est telle que, si l’on peut identifier à peu près bien les mécanismes élémentaires correspondant à ces diverses phases, une grande obscurité demeure concernant les processus neuronaux profonds intéressant notamment l’apprentissage et la prise de décision. Le cerveau accomplit de nombreuses fonctions complexes, souvent en parallèle, perception, attention, émotion, raisonnement, mémorisation, apprentissage. Il utilise un nombre considérable de cellules différentes, réparties dans de multiples aires de compétences elles-mêmes reliées par un tissu apparemment inextricable de fibres associatives. Les échanges entre tous ces acteurs obéissent-ils à des logiques chaque fois différentes ou font-elles appel à une logique commune ?

La bonne nouvelle est qu’une réponse à ces questions difficiles semble s’esquisser. Gregory T. Huang rapporte en effet, dans un article très récent duNewScientist (31 mai 2008, p. 30 ), qu’une équipe de l’University College London (UCL), dirigée par Karl Friston, a proposé une loi mathématique qui pourrait selon certains constituer la «grande théorie unifiée» du cerveau. Le neurologue français Stanislas Dehaene aurait marqué son intérêt pourThomas Bayes ce travail, qui devrait selon lui apporter des idées neuves très profondes dans les sciences cognitives. Les hypothèses de Karl Friston reposent sur la théorie du cerveau bayésien (du nom du révérend et mathématicien britannique Thomas Bayes 1702-1761) inspirée de formulations devenues courantes en IA et concernant la plausibilité des hypothèses au regard des vérifications expérimentales. Le cerveau bayésien est conçu comme une machine probabiliste qui fait constamment des prédictions sur le monde et les actualise en fonction de ce qu’il perçoit.

En 1983, le chercheur canadien Geoffrey Hinton avait suggéré que le cerveau prenait des décisions basées sur les incertitudes du monde extérieur. Ultérieurement d’autres chercheurs avaient envisagé la possibilité que le cerveau puisse représenter ses connaissances sur le monde en terme de probabilités. Une distance dans l’espace, ainsi, ne serait pas estimée par un nombre unique mais par une série de valeurs dont certaines apparaissent plus probables que les autres. L’expérimentation, c’est-à-dire les nouveaux messages reçus des sens, obligerait à modifier (actualiser) ces valeurs en temps réel. On emploie le terme de cerveau bayésien parce que Thomas Bayes avait réalisé une méthode permettant de calculer comment évolue la probabilité d’un évènement au reçu de nouvelles informations le concernant.

Le fait que le cerveau fasse en permanence des prédictions sur le mode bayésien concernant aussi bien les événements extérieurs que les modifications de ses propres états internes n’est plus discuté aujourd’hui. Mais cela n’explique pas pourquoi le cerveau fonctionne de cette façon, ceci avec semble-t-il une très grande uniformité quelles que soient les zones cérébrales concernées. Pour comprendre la raison de cette convergence, Friston a repris l’hypothèse du cerveau bayésien en l’appliquant non seulement à la perception mais à toutes les autres fonctions du cerveau. Il montre que tout ce que fait le cerveau est conçu pour minimiser l’erreur de perception (assimilée au concept d’ «énergie libre» pour des raisons que nous ne développerons pas ici, découlant de la modélisation sur les réseaux de neurones formels). Le corps considéré comme une machine thermodynamique obligée pour survivre d’économiser son énergie a en effet intérêt à minimiser l’erreur de perception afin de réduire le nombre d’opérations nécessaires à l’affinement des messages reçus des sens et minimiser par ailleurs l’effet de surprise, toujours coûteux, lorsque l’erreur de perception est élevée. «Tout ce qui peut changer et s’adapter dans le cerveau le fera pour réduire l’erreur de perception, depuis la décharge du neurone individuel, le câblage entre les neurones, les mouvements des yeux et les choix de la vie quotidienne».

Plasticité du cerveauL’incitation à la plasticité cérébrale, grâce à laquelle le cerveau modifie ses câblages en fonction de l’expérience, en découle. Il s’agit du mécanisme de base permettant la mémorisation et l’apprentissage. Mais plus généralement, c’est l’ensemble des échanges entre les niveaux d’entrée des informations sensorielles et les différents niveaux de réponse et d’intégration des couches corticales supérieures qui obéirait à cette exigence d’économie. Selon Friston, l’hypothèse pourrait expliquer également la façon dont s’organisent et travaillent les neurones en charge des fonctions les plus nobles du cerveau : l’élaboration de la pensée et sans doute même celle de la conscience de soi. Les neurones miroirs qui s’activent lorsque l’on regarde un tiers exécuter un mouvement, et qui s’activent de la même façon lorsque l’on fait soi-même ce mouvement, sont en effet considérés comme jouant un rôle important dans la production de la conscience. Il serait intéressant de montrer qu’ils fonctionnent eux aussi sur la base de processus simples visant à minimiser l’erreur de perception (perception externe et perception interne). Beaucoup des prétendus « mystères de la conscience » pourraient s’éclaircir. La conscience peut en effet être considérée comme la perception par certains neurones spécialisés des états internes du cerveau, perception organisée autour d’un modèle du Moi développé dans le cadre des interactions sociales.

Si ces hypothèses étaient vérifiées par les diverses expériences en cours faisant à la fois appel à des modèles informatiques et à l’utilisation de l’imagerie cérébrale, nous disposerions d’une explication simple permettant de comprendre l’apparition et le développement progressifs des réseaux neuronaux dans la suite des espèces vivantes et ce jusqu’à l’homme. On retrouverait en effet à la base de ces constructions des principes universels d’organisation visant à économiser l’énergie. On peut identifier ces principes aussi bien dans l’anatomie et la physiologie des cellules et organes que dans les systèmes thermomécaniques du monde non biologique. Par ailleurs, de nombreuses applications, en sciences cognitives, en thérapeutique humaine et, bien sûr, en robotique autonome, pourraient être envisagées.


Bibliographie complémentaire

Sur le thème de ce Dossier, le lecteur pourra consulter certains auteurs de premier plan dont nous avons présenté les travaux sur ce site sous les références ci-dessous :

*Giacomo Rizzolatti et Corrado Sinigaglia : Les neurones miroirs, Editions Odile Jacob, 2007
* Stanislas Dehaene, préface de Jean-Pierre Changeux: Les neurones de la lecture, Editions Odile Jacob, 2008
* Douglas Hofstadter; I am a Strange Loop, Basic Book – 2006
* Gilbert Chauvet : Comprendre l’organisation du vivant
et son évolution vers la conscience,
Collection Automates Intelligents – Editions Vuibert – février 2006
* Jeff Hawkins: Intelligence, Edition française Campus Press, 2005
Edition américaine: On intelligence, Henry Holt 2004 – mars 2005
* Gerald M. Edelman : Plus vaste que le ciel. Une nouvelle théorie générale du cerveau, Odile Jacob sciences 2004
* Alain Berthoz : La décision, Editions Odile Jacob 2003
* Antonio Damasio : Spinoza avait raison (traduit de Looking for Spinoza),
Editions Odile Jacob 2003
* Antonio R.Damasio : Le sentiment même de soi, Editions Odile Jacob 1999
Traduction française de « The feeling of what happens. Body and emotion in the making of conciousness » Harcourt 1999″
* Antonio R.Damasio : L’erreur de Descartes, Editions Odile Jacob 1995
* Jerry Fodor : L’esprit, ça ne marche pas comme ça
(traduit de The Scope and Limits of Computational Psychology) Editions Odile Jacob 2003
* Steven Pinker : The Blank Slate, Viking Press 2003
* Daniel Dennett : Freedom Evolves, Viking Press 2003
* Rita Carter : Exploring Consciousness, University of California Press – 2002
* Jean-Pierre Changeux : L’Homme de vérité, Editions Odile Jacob – 2002
* Alain Cardon : Conscience artificielle et systèmes adaptatifs, Eyrolles, 1999