Par Philippe Mougel,Sociologue cognitif, chef de projet à Welience et par Aurélien Trioux,
chargé de mission « Mobilité et Territoire », Octobre 2010

La psychologie de l’engagement repose sur une vision non cartésienne du comportement humain. Pour elle, loin d’agir comme des êtres « a priori rationnels », motivés et cohérents, les êtres humains apparaissent souvent plutôt comme des captifs de leurs actes antérieurs et des situations sociales dans lesquelles ils se trouvent pris. Ce serait à travers des engagements multiples, qui lui permettent de mener diverses expériences, sans les avoir a priori choisies, que l’individu humain aborde très souvent son environnement. À partir du processus de la dissonance cognitive, et en examinant ses effets tant sur les comportements que sur les représentations mentales des personnes, on a pu dégager diverses situations d’interaction propices à un engagement. Selon charles Kiesler (1971), « l’engagement est le lien qui unit un individu à ses actes ». Seuls les actes nous engagent. Nous ne sommes pas engagés par nos idées, ou par nos sentiments, mais par nos conduites effectives. C’est une variable continue, car les gens sont tout le temps, plus ou moins engagés, dans différents comportements. La théorie de l’engagement porte sur les conditions  et  les  effets  de  l’engagement.  Quelles sont les  conditions de l’engagement : pourquoi un individu se sentira-t-il engagé par son acte ?

Après expérimentation, il en ressort que les facteurs nécessaires sont les suivants :

–     le sujet s’engage par son acte,

–     il doit avoir eu le sentiment de choisir sans soumission à une autorité, de faire ce qui lui était proposé de faire.

–     l’acte doit avoir des conséquences, il doit être public et non anonyme.

L’engagement dans un acte affecte alors l’organisation ou la structure des cognitions liées à cet acte, et il peut se renforcer par la répétition des actes. La structure cognitive des participants engagés deviendrait ainsi fortement organisée et, par conséquent, résistante à toute attaque persuasive. Alors que « la théorie de l’action raisonnée » cherchait à modifier les comportements des gens en changeant les gens eux-mêmes, c’est-à-dire en modifiant leurs croyances, et par la suite, leurs intentions, en passant par l’attitude, la norme subjective, la perception du contrôle, la démarche de kiesler s’adresse directement aux actes.

La psychologie de l’engagement procède ainsi : des actes vers d’autres actes et des actes vers les idées. « Les paris adjacents » sont à considérer comme des actes, qu’ils s’expriment par des promesses, des contrats moraux ou juridiques…

Elle  rejoint  de  la  sorte  « La  pragmatique »  du  langage,  développée  à  partir  de l’ouvrage  de  john  Austin  :  « Quand  dire,  c’est  faire »  (1970),  où  l’auteur  fait remarquer qu’à côté des énoncés constatatifs, qui présentent des faits et sont évaluables  sur  des  critères  de plausibilité, on peut trouver  des énoncés performatifs, qui accomplissent une action et peuvent être évalués en terme de succès ou d’échecs. Alors qu’on avait tendance jusqu’alors à négliger et à ignorer les seconds, Austin se demande s’ils ne sont pas l’expression d’une fonction majeure du langage, au point que tous les énoncés puissent être considérés d’une certaine manière, comme performatifs, accomplissant des actes sociaux. Il distingue ainsi « l’acte locutoire » de dire quelque chose, par la production de sons, de vocabulaire et de grammaire, de sens et de référence, « l’acte illocutoire », que l’on accomplit en   disant   quelque   chose,   l’action   accompagné   d’une   parole,   et   « l’acte perlocutoire », qui suscite des effets sur le sentiment, les pensées, les actes de l’auditoire ou de celui qui parle.

La pragmatique met en valeur dans le langage :

–     le concept d’acte : on s’avise que le langage ne sert pas seulement, ni d’abord, ni surtout, à représenter le monde, mais qu’il sert à accomplir des actions.

Parler c’est agir !

–     le concept de contexte : on entend par là la situation concrète où des propos

sont émis ou proférés, le lieu, le temps, l’identité des locuteurs, etc., tout ce que l’on a besoin de savoir pour comprendre et évaluer ce qui est dit. On s’aperçoit combien le contexte est indispensable lorsqu’on en est privé, par exemple lorsque des propos vous sont rapportés par un tiers, isolés, ambigus, inappréciables.

–     le    concept    de    performance    :    on    considère    comme    performance, l’accomplissement de l’acte en contexte, soit que s’y actualise la compétence des locuteurs, c’est-à-dire leur savoir et leur maîtrise des règles, soit qu’il faille intégrer l’exercice linguistique dans la notion de compétence communicative (Armengaud, 1985).

Un message persuasif au ton impératif et menaçant a des chances d’éveiller « la réactance »  de  la  conscience,  dont  l’intensité  sera  d’autant  plus  grande  que l’importance du comportement éliminé ou menacé est grande. On a remarqué que dès que la possibilité de choix entre deux options est menacée, en rendant l’une d’entre elle trop difficile et peu accessible, l’attractivité pour l’individu vis-à-vis de cette  dernière  est renforcée, mais à condition qu’il en ait pris conscience ! Par contre, une absence d’oppression ressentie par le sujet, peut réduire le sentiment de réactance, si la personne affirme avoir eu un choix sans coercition, pour s’engager dans une conduite particulière. Ainsi, si la conscience du sujet peut se manifester grâce  à  « la   réactance »,  quand  l’individu  parvient  à  résister  aux  tentatives persuasives, afin de préserver un espace de liberté (Brehm, 1966), face aux engagements souvent inconscients, la conscience ne réagit que dans les conditions d’une évaluation explicite de la démarche engagée.

Kiesler a évoqué ce qu’il nomme  » l’escalade d’engagement « ,  » une tendance que manifestent les gens à s’accrocher à une décision initiale même lorsqu’elle est clairement remise en question par les faits ». Une fois sa décision prise et l’action engagée,  l’individu éprouve toutes les peines du monde à  faire machine arrière. Ainsi, bien que les faits tendent à lui prouver qu’il fait fausse route, l’être humain a souvent  tendance  à  justifier  ses  choix  par  de   » bonnes  raisons  »  trouvées  à posteriori. Alors que l’individu pourrait remettre en cause ses croyances mises en échec, souvent il les renforce par des actes, tels les paris adjacents, qu’il va rationaliser, afin  d’augmenter la  cohérence de son comportement. Il s’agit d’une justification a posteriori par laquelle il se donne des raisons à lui-même pour augmenter son sentiment de consonance. Répétant ces justifications, il finit par se persuader  lui-même  de  la  justesse  de  son  choix  et  se  met  lui-même  dans  une position d’engagement  » contraint « . C’est ce que l’on nomme le  » piège abscons « , quand l’individu se retrouve  » engagé dans un processus qui se poursuivra de lui- même jusqu’à ce qu’il décide activement de l’interrompre, si toutefois il le décide « .

Kurt Lewin a évoqué un « effet de gel » : une fois la décision prise, on est comme gelé – c’est comme si on était prisonnier de nos décisions qu’elles soient bonnes ou moins bonnes. Une personne a   tendance à maintenir un comportement même s’il n’a pas les effets attendus et de persévérer dans une situation, même si le but n’est pas atteint. Ainsi, quiconque utilise le système de transport en commun s’est probablement déjà retrouvé dans une situation où « l’effet de gel » était à l’œuvre. En effet, plus on attend l’autobus, plus on est prêt à l’attendre longtemps. Et même s’il commence à pleuvoir durant l’attente, à moins de changer de décision et d’admettre qu’on a attendu pour rien, cela ne fait que nous faire patienter plus longtemps ! Même mouillé, il est encore plus dur de reconnaître qu’on aurait dû partir plus tôt ou chercher un autre moyen de transport. Tout se passe comme si l’individu était placé dans un piège dans lequel la difficulté qu’il éprouve à faire le deuil de ce qu’il a déjà investi en temps ou en argent est accentuée par le sentiment qu’il peut avoir de la proximité du but (Beauvois, Joule, 1987, p.36), ou encore comme si le sujet préférait s’enfoncer plutôt que de reconnaître une erreur initiale d’analyse, de jugement ou d’appréciation (p.43). Le dispositif le moins piégeant est celui qui permet à la personne de se donner des limites à ses investissements, de pouvoir évaluer régulièrement sa situation et de pouvoir prendre des décisions alternatives.

Le stratagème du « pied dans la porte », dite aussi du « doigt dans l’engrenage », a été mis en évidence en 1966 par james Freedman et suzanne Fraser, il consiste à faire une demande peu coûteuse qui sera vraisemblablement acceptée, suivie d’une demande  plus  coûteuse.  Cette  seconde  demande  aura  plus  de  chance  d’être acceptée si elle a été précédée de l’acceptation de la première, qui crée une sorte de palier et un phénomène d’engagement. Les gens sont donc prêts à accepter plus facilement une demande importante, si on a préalablement accepté librement une demande apparentée, mais beaucoup plus banale. Les personnes s’avèrent plus coopératives, parce qu’elles ont été conduites à accéder à une première requête si peu coûteuse, que son refus eût été plus difficile que son acceptation (joule, Beauvois, 1987). L’effet de « pied dans la porte » traduit à nouveau un effet de persévération d’une décision antérieure, les sujets engagés dans un premier comportement, acceptant plus facilement une redemande allant dans le même sens, mais notablement plus coûteuse. Jean léon Beauvois et Robert vincent joule (1987, pp. 183, 184) ont constaté que cette technique a été beaucoup utilisée dans les années autour de 1960, par les commerciaux, notamment dans les démarchages à domicile.

Le stratagème de « la porte dans la face » ou encore dite de « la porte au nez » est une variante inverse de la technique du « pied dans la porte ». Cette technique fut analysée en 1975 suite à une expérimentation menée par robert Cialdini et ses collaborateurs (1975). Prenons un exemple : un locuteur demande à quelqu’un de lui prêter sa voiture pour une semaine. Il essuie un refus auquel il s’attendait, d’autant qu’il n’a jamais réellement voulu emprunter la voiture pour une semaine. Il fait alors une demande moins coûteuse, lui prêter sa voiture pour une journée. Par effet de contraste, de concession perçue cette technique augmente fortement les chances d’acceptation de ladite personne. Plusieurs conditions peuvent être favorables à l’acceptation de la seconde requête : qu’une même personne procède aux deux requêtes, que les deux requêtes ne varient que dans le coût. Elles doivent s’inscrire dans le même projet. La requête est d’autant plus légitimée si elle s’inscrit dans une cause généreuse (aider les pauvres, lutter contre le réchauffement climatique etc.). L’intervalle de temps entre les deux requêtes doit être le plus bref possible. Au delà d’une journée, on n’obtient plus guère d’acceptation à la seconde requête.  Le  face-à-face  doit  être  préféré  au  téléphone  et  au  courrier.  Enfin,  La requête initiale doit être exorbitante, mais ni incongrue ni déplacée ou ridicule. Cialdini donne l’explication suivante : la technique de « la Porte-au-nez » se baserait sur le principe de réciprocité : « puisque l’autre fait un pas en ma faveur, il propose une requête moins coûteuse, je me sens un peu plus obligé d’accepter sa seconde requête ». L’acceptation pourrait découler aussi d’un effet de contraste perceptif, qui nous amènerait à penser que la seconde requête est avantageuse, par contraste avec  la   première.   De  nombreux  vendeurs  d’automobiles  par  exemple,  vous proposent d’emblée à l’achat, une voiture très au-dessus de votre budget, avant de

vous montrer ce qu’ils peuvent vous concéder à un prix plus avantageux pour vous, sans que vous y perdiez trop au change. Vous avez l’impression d’avoir fait une bonne affaire, alors que vous avez payé votre véhicule au prix fort, généralement plus cher que vous ne l’aviez envisagé. Comment expliquer que le stratagème soit particulièrement efficace à propos des « causes généreuses » ? Il serait difficile de ne pas aider « quelqu’un de bien », c’est-à-dire « digne et respectable ». La première requête, sous couvert d’une bonne cause, servirait au solliciteur d’être considéré comme  « quelqu’un  de  bien »,  ce  qui  rendrait  difficile  de  ne  pas  considérer  sa seconde demande, d’autant qu’elle paraît plus raisonnable. En se référant à « la dissonance cognitive », on peut avancer l’idée que le refus de la première demande (par exemple pro-sociale et/ou pro-environnementale…) serait assimilable à la réalisation d’un acte contre-attitudinal. Le sujet ressentirait alors une tension qu’il peut réduire en acceptant la seconde requête.

« La communication engageante » (Girandola, 2003, 2005) est une communication qui implique, d’une part, la réception par la cible d’un message à visée persuasive et, d’autre part, la réalisation par la cible d’un acte ou de plusieurs actes dits « préparatoires ». Aussi, la cible a-t-elle un double statut : un statut de récepteur, mais aussi un statut d’acteur à proprement parler. Aux questions habituelles que les chercheurs ont à traiter : Qui dit quoi, par quel moyen, à qui, avec quel effet ?, s’ajoute donc la question suivante : Quel (s) acte(s) préparatoire (s) doit-on obtenir de la part de la cible ? Il faut qu’un sujet s’engage  à émettre un comportement contre-attitudinal public dans une situation où son identité et sa personne sont clairement exposées. L’engagement correspond, dans une situation donnée, aux conditions dans lesquelles la réalisation d’un acte ne peut être imputable qu’à celui qui l’a réalisé. Le conflit cognitif touche l’individu, qui s’est engagé en personne, dans son « estime de soi ». C’est sous cette condition d’engagement  public sans coercition, qu’une justification externe minimale (faible récompense) conduirait à une réaction de changement d’attitude. L’engagement augmenterait   ainsi avec la visibilité et l’importance de l’acte, à partir de 6 facteurs : son caractère public, son caractère explicite, son irrévocabilité, sa répétition, ses conséquences, son coût (en argent, en temps, en énergie, etc.). La condition génératrice du processus de réduction de la dissonance serait, après coup, la conscience de s’être engagé visiblement dans une action, elle suscite une recherche d’arguments consonants avec cet engagement. Ces arguments peuvent d’ailleurs très bien être en contradiction entre eux et néanmoins réduire le taux de dissonance, à condition que chacun  soit  consonant avec la cognition génératrice  (Doise, Deschamps, Mugny,

1991, p.139). On peut augmenter l’engagement en favorisant des auto-attributions internes, avec quelques mots, comme par exemple : « vous êtes vraiment quelqu’un de généreux ». Ces quelques mots d’étiquetage, valorise la personne et positive son acte. De même, le fait de dire : « je comprendrai très bien que vous refusiez, c’est à vous de voir », permet d’éviter une réactance (Bromberg, Trognon, 2004, pp.205, 218).

L’estime de soi concerne les évaluations de sa valeur personnelle. Elle est multidimensionnelle (travail,  vie  familiale,  vie  sociale,  etc.).  Cependant,  elle  est fragile et changeante. Lorsque nous accomplissons quelque chose que nous pensons valable, nous ressentons une valorisation et lorsque nous évaluons nos actions comme étant en opposition à nos valeurs, nous « baissons dans notre estime ». Il est donc possible qu’elle soit très haute ou très basse selon les périodes de notre vie. Celui qui s’estime positivement a tendance à mettre ses aspirations en avant et à se développer. Au contraire, l’individu dont l’estime est faible peut facilement renoncer à repousser ses limites. Les enfants dont l’estime de soi est élevée, ont des parents ouverts, qui formulent des critères explicites, accessibles et qui procurent à  leurs enfants un important soutien et une grande liberté pour acquérir des compétences utiles à la réalisation de leurs objectifs.

Le locus de contrôle (locus of control) de julian Rotter (1966), que nous avons déjà évoqué plus haut, définit l’estime de soi, comme la croyance de l’individu qu’il est acteur des évènements de sa vie (lieu de contrôle interne) ou victime (lieu de contrôle externe). L’espérance de succès dans une action, dépend non seulement de la fréquence des succès antérieurs, mais aussi, du fait que l’individu « attribue » ses succès à son contrôle et non à des facteurs externes qui lui échappent.

Par Philippe Mougel,Sociologue cognitif, chef de projet à Welience et par Aurélien Trioux,
chargé de mission « Mobilité et Territoire », Octobre 2010